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De la même façon, certains animaux ne méritent pas leur impopularité. À mon humble avis, les pigeons sont les bêtes les plus injustement détestées de la planète, voire les plus craintes. Nos ancêtres préhistoriques mettaient des coups de silex dans des tigres à dents de sabre et maintenant, Nathan de Sciences-Po se baisse avec un petit cri de peur quand un pigeon plane à moins de deux mètres de ses bouclettes. Ces malheureux oiseaux ne sont quand même pas des obus de 155mm. « Mais ils ont plein de maladies ! » proteste Nathan, un sanglot dans la glotte.
Comme tous les êtres vivants, les pigeons peuvent tomber malades. Votre chat, par exemple, déborde sans doute de microbes ignobles qu’il a contractés en dévorant les intestins de Dieu seul sait quoi, Dieu seul sait où. Et pourtant vous le bisouillez tous les soirs comme si cet ingrat était un fils aîné en partance pour la bataille de la Somme, ce que vous ne feriez pas avec un pigeon, sale spéciste que vous êtes. Ou pour le dire plus gentiment : ces nobles volatiles portent leur lot de maladies, certes, mais tant que vous ne leur suçotez pas le cloaque dans une ruelle obscure, vous devriez survivre.
Inutile, donc, de chasser du bout de votre Stan Smith les pigeons qui viennent rôder autour des miettes de votre sandwich en pensant vous préserver d’une terrible infection. C’est inutile et réminiscent de ces mômes mal élevés qui leur courent après en hurlant. De plus, vous ne les ferez pas fuir car ces animaux sont mille fois plus ghetto que vous. La ville leur appartient : ils dorment dans la froideur de la rue, picorent vos jardinières quand vous avez le dos tourné et se reproduisent au mépris des tentatives d’empoisonnement de la municipalité. Leur ramage gris leur permet de se fondre sur le béton comme des commandos peinturlurés de vert dans une jungle inhospitalière. Même les gangs de Chicago ne tiennent pas le pavé comme eux.
Selon les philosophes Sue Donaldson et Will Kymlicka, les pigeons sont des animaux liminaires : comme les rats du Champ-de-Mars et les lapins des Invalides, ils évoluent entre domestication et sauvageté dans des espaces habités par les êtres humains. Impossible pour eux de retourner aux étendues sauvages de la campagne ou de se glisser dans la chaleur d’un foyer. Dès lors, la ville est leur domaine autant que le nôtre. Évoquant leur prétendue saleté, leur laideur, voire leur impact psychologique, les mairies du monde entier leur donnent tout de même une chasse impitoyable : empoisonnés, gazés, tirés, dans le meilleur des cas stérilisés. Être un pigeon de la street craint méchamment, c’est certain.
Mike Tyson, un homme de force et de justice, a porté le premier coup de sa vie pour venger un pigeon. Aujourd’hui, il accueille plusieurs milliers de ces volatiles mal-aimés dans sa propriété de New York. De son propre aveu, les pigeons le calment. Et comment ne pas le comprendre ? Ces créatures dégagent quelque chose de profondément relaxant. Ils sont beaux, bien proportionnés comme seuls les oiseaux peuvent l’être. Le promeneur triste trouvera toujours du réconfort dans leur marche décidée, leurs coups de tête curieux, leur plumage gonflé par le froid lorsque, fatigués mais imperturbables sur le bitume, ils observent la ville qui les déteste.
La beauté des pigeons parisiens est une affaire de goûts, certes. Leur intelligence, beaucoup moins. Contrairement aux chevaux, ces animaux populaires en dépit de leur débilité profonde, ces touaregs du bitume brillent de sagacité. D’abord, ils reconnaissent leur reflet dans un miroir, un talent dont peu d’animaux peuvent se vanter. Ils savent aussi compter dans une certaine mesure et utiliser des outils, comme l’a démontré une expérience dans laquelle un volatile utilise un petit cube pour se hisser jusqu’à un délicieux bout de banane. Les pigeons reconnaissent aussi les visages et font montre d’un goût artistique sûr : non contents de faire la différence entre les toiles de Picasso et Monet, ils distinguent les œuvres de Bach et Stravinsky.
Ne soyez pas étonnés : quand un pigeon vous fixe de son petit œil, la profondeur de son intellect éclate dans son iris orange. Peut-être suis-je complètement zinzin, mais je sens que les pigeons qui nichent dans ma cour me reconnaissent quand je leur fais signe depuis ma fenêtre. J’aime entendre les froufrous de leurs ailes lorsqu’ils reviennent de leur grosse journée d’oiseaux. Leur roucoulement tranquille vaut bien un ronronnement. Un jour, quand la planète aura finalement eu raison des êtres humains, je suis sûr qu’ils viendront picorer nos dépouilles et déchirer notre cuir chevelu pour en faire des nids douillets. Nous leur devrons bien ça.
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