Khadija et sa famille font partie des 780 000 déplacés internes libanais qui, selon l’Office international des migrations (OIM), ont fui les bombardements israéliens depuis le 7 octobre 2023, et plus particulièrement ceux à plus grande échelle lancés par Israël le 23 septembre dernier, qui ont déjà fait plus de 1 000 morts. Ces déplacés seraient même 1,2 million selon le gouvernement, sur une population totale de 5,5 millions d’habitants, signe à la fois de la difficulté de ce type de recensement et de l’ampleur de l’exode.

Réfugiés syriens, Khadija et sa famille vivaient près de Saïda, au sud du Liban. Fin septembre, ils se sont abrités dans une école publique de Tripoli, au nord du pays, l’une des villes les plus pauvres du pourtour méditerranéen. « Nous ne sommes partis qu’avec quelques affaires », explique cette mère de deux enfants, dont l’un de moins de quinze jours.

Dès le 8 octobre 2023, à la suite de l’attaque du Hamas contre Israël, le Hezbollah, parti politique chiite pro-iranien doté d’une puissante branche armée, ouvre un front de soutien à son allié de la bande de Gaza. Les échanges de tirs sont dès lors devenus quasi quotidiens entre le Hezbollah et l’armée de l’Etat hébreu.

Mais depuis le 23 septembre, l’armée israélienne bombarde massivement le territoire libanais : d’abord les villages frontaliers (Naqoura, Labbouneh, Blida, Bint Jbeil), puis désormais jusque Tyr, Saïda, Beyrouth et sa banlieue sud, ou le camp palestinien de Beddaoui à Tripoli, plus au nord.

Ces frappes ont des conséquences majeures sur les terres agricoles. Environ 22 % des exploitations agricoles du Liban se trouvent en effet au sud, dans les gouvernorats du Sud et de Nabatieh (qui comptent pour 18 % de la superficie du pays). Surtout, l’agriculture représente une part importante de l’économie de ces territoires, jusqu’à 80 % dans certaines localités de Nabatieh. Ainsi, le Sud, dans son ensemble, est la deuxième région agricole du pays, derrière la vallée de la Bekaa, plus à l’est, elle aussi bombardée.

La famille de Khadija vivait de travaux agricoles. « Nous ne gagnions pas grand-chose, mais c’était assez pour louer une maison et faire face aux dépenses quotidiennes », explique Youssef, le garçon de la famille, assis entre sa mère et sa sœur.

Des terres agricoles ravagées

Selon les Nations unies, 121 hectares d’oliveraies et 47 000 oliviers ont été détruits entre le 7 octobre 2023 et le lancement de l’offensive israélienne à la mi-septembre. Ce alors que le sud du Liban représente 38 % de la production nationale d’olives, 22 % de celle des fruits et agrumes. Les villages frontaliers produisaient, en outre, chaque année, 20 % de l’huile d’olive libanaise.

« Le pays est déjà dépendant des importations pour se nourrir », a alerté Matthew Hollingworth, directeur du Programme alimentaire mondial, organisme de l’ONU, au Liban. Avec la guerre, « la sécurité alimentaire est encore plus fragilisée parce que ce que le Liban pourrait produire est en train d’être décimé ».

Autre production affectée : la culture du tabac, encouragée par des politiques publiques depuis 1935 avec, en particulier, la reprise par l’Etat dans les années 1950 de la Régie des tabacs du Liban. Entre 1950 et 1970, alors que la culture du blé n’a cessé de diminuer, celle du tabac a augmenté. Et 50 % des cultivateurs se trouvent dans des villages proches de la frontière avec Israël.

C’est le cas de Juliette Nassif, du village chrétien d’Ain Ebel. En plus du tabac, elle élève des vaches dont elle transforme le lait en labneh, un lait fermenté concentré traditionnel. La quadragénaire gagnait environ 300 dollars par mois avant les bombardements.

« Nos récoltes ont été détruites. Aujourd’hui, plus personne n’a de travail, sauf les soldats », se lamente-t-elle, hébergée dans une école publique de Bikfaya, au nord de Beyrouth.

A terme, les conséquences environnementales des bombardements risquent d’être lourdes pour le secteur agricole. Depuis le début de la guerre, comme par le passé, Israël utilise en effet des bombes au phosphore blanc, comme plusieurs ONG internationales l’ont documenté. Cette substance, qui est un polluant durable, est pourtant proscrite par les Nations unies.

Les armes à sous-munitions utilisées par Tsahal, dont certaines n’explosent pas, participent aussi à cette contamination et à la mise en danger des travailleurs agricoles. Après la précédente guerre de 2006 entre le Hezbollah et Israël qui avait duré un mois, les pertes agricoles avaient atteint 23 millions de dollars, et les coûts de déminage 120 millions.

Face à l’ampleur de l’offensive voulue par Benyamin Netanyahou, 180 000 Libanais ont déjà quitté leur pays depuis le 23 septembre. Mais beaucoup d’autres ne le peuvent pas.

« Au Liban, soit vous appartenez à une classe moyenne, voire haute, et vous pouvez vous acheter un peu de sécurité ; soit vous restez au sud, et vous attendez qu’une bombe arrive, résume Sami Zoughaib, économiste à The Policy Initiative, think thank qui étudie les politiques publiques au Moyen-Orient. La société est fondée sur un système de classes qui détermine les conditions de vie et de mort. »

La pire crise économique

Hind a, elle, réussi à fuir son village de Barich, à quelques kilomètres de la frontière avec Israël, le 23 septembre dernier, jour le plus meurtrier de l’histoire du pays depuis la fin de la guerre civile (1975-1990). Bilan : 600 morts, dont 94 femmes et 50 enfants.

Hind et sa famille ont mis plus de douze heures à rejoindre Beyrouth. Aujourd’hui réfugiée dans une école publique de Bir Hassan, dans la banlieue sud de Beyrouth régulièrement bombardée, elle s’interroge sur l’avenir des siens : comment travailler, permettre aux enfants d’aller à l’école ? Cette enseignante de profession a sauvé sa famille, mais pas sa terre.

« Nous espérions pouvoir tirer quelque chose de cette récolte d’olives, souffle-t-elle. C’est cet argent qui nous aide à vivre. »

En raison de la crise économique qui frappe le pays et de la dévaluation de la livre libanaise, les salaires des enseignants ont été divisés par dix depuis quatre ans, passant de l’équivalent de 2 000 dollars à moins de 200 dollars.

Cette nouvelle guerre s’ajoute en effet à une succession de crises que traverse le Liban depuis 2019. Cette année-là, l’annonce de la mise en place d’une taxe sur les appels WhatsApp par le gouvernement de Saad Hariri déclenche une contestation d’ampleur, qui exige le départ des élites économiques et politiques au pouvoir depuis 1990.

Le Liban sombre alors dans la pire crise économique de son histoire. Son produit intérieur brut (PIB) passe de 55 milliards de dollars en 2019 à moins de 20 milliards en 2023. La livre libanaise a perdu 90 % de sa valeur entre 2019 et aujourd’hui.

Résultat : 44 % de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté. Le taux de chômage atteint 30 %, voire 48 % pour les jeunes, dont beaucoup essaient de quitter le pays. Et si l’inflation ralentit désormais, après avoir atteint 220 % en 2023, « les espoirs de stabilisation sont contredits par la guerre qui dure depuis un an », constate Sibylle Rizk, analyste pour l’ONG libanaise Kulluna Irada.

« Il n’y a pas encore de chiffres sur l’impact économique de la guerre, mais elle aura des conséquences de plusieurs ordres », ajoute Sibylle Rizk. Parmi elles : les destructions massives, notamment du secteur agricole dans le Sud, mais aussi des axes routiers de la plaine de la Bekaa, ainsi que la déstabilisation du secteur touristique, principale source de devises du pays. Et la réduction, a priori, des séjours d’expatriés de la diaspora, qui sont habituellement un soutien majeur à la consommation.

L’Etat aux abonnés absents

« Si une partie de la population n’a plus accès à sa terre, n’a plus d’endroit où dormir, elle devient un poids pour le reste de l’économie qui n’est absolument pas équipée pour produire de la richesse pour les aider, ajoute Rosalie Berthier, chercheuse en économie et cofondatrice de Synaps, un institut de recherches indépendant sur la Méditerranée. Déjà avant la guerre, la population libanaise avait du mal à avoir accès à l’eau, l’électricité, l’éducation. Les communautés d’accueil se retrouvent désormais face à des besoins qu’elles ne sont pas en mesure de gérer. »

25 installations d’approvisionnement en eau ont d’ores et déjà été endommagées et la plupart des bâtiments transformés en centres d’hébergement pour les déplacés sont des écoles.

Conscients que l’aide pourra difficilement venir de l’Etat, les déplacés comptent davantage sur celle des autres habitants. Car au-delà de la crise économique, cette guerre surgit aussi en pleine crise politique. Depuis la fin de mandat du président Michel Aoun en 2022, le Liban est dirigé par un gouvernement démissionnaire qui expédie les affaires courantes. En cause : des tensions entre les différentes forces politiques du pays à l’Assemblée, principalement entre le Hezbollah et les partis chrétiens, qui empêchent la désignation d’un nouveau président.

Des chaînes de solidarité organisées par les habitants, parfois aidées par les ONG locales ou internationales, se sont mises en place à travers le pays pour accueillir les déplacés, leur apporter des repas, etc. Tout comme après l’explosion du port de Beyrouth en août 2020, avec par exemple l’ouverture de Nation Station, une cuisine communautaire pour nourrir les plus démunis dans le quartier dévasté de Geitaoui.

« Le Liban peut compter sur un fort système de solidarité entre ses habitants, confirme Rosalie Berthier. C’est à la fois précieux et problématique. » La seule solidarité entre citoyens, qui n’ont pas de ressources infinies, ne pouvant remplacer la présence d’un Etat capable d’assurer un minimum de services.

Tensions avec les réfugiés syriens

Les partis politiques, aussi, sont à l’œuvre pour aider la population : de nombreuses écoles qui accueillent les déplacés à Beyrouth sont tenues par le Hezbollah ou le mouvement Amal, et destinées principalement aux musulmans chiites. D’autres, comme les écoles publiques de Bikfaya, sont soutenues par le parti de droite chrétienne Kataëb, à l’origine milice d’extrême droite pendant la guerre civile (« les phalangistes »). Des refuges accueillent bien sûr des populations mixtes, mais la guerre accentue le repli sur soi des communautés et les partis politiques en profitent pour asseoir leur influence.

La guerre attise également les tensions entre les Libanais et les réfugiés syriens. Ceux-ci sont plus de deux millions à être arrivés depuis le début de la guerre en Syrie et nombreux à travailler dans le secteur agricole (200 000 pour 255 000 travailleurs libanais).

« Beaucoup avaient établi des réseaux économiques fragiles dans le sud du Liban. Leurs conditions de vie se sont maintenant considérablement détériorées, ce qui accentue leur vulnérabilité à l’exploitation », constate Jasmin Lilian Diab, directrice de l’Institut des études sur la migration et professeure adjointe en études sur la migration à l’Université américaine de Beyrouth (LAU).

Ceux qui se retrouvent de nouveau sur la route de l’exil sont souvent contraints de dormir dehors, rejetés des refuges réservés aux Libanais. Selon l’Office international des migrations, plus de 210 000 Syriens ont quitté le Liban entre le 23 septembre et le 10 octobre. La majorité d’entre eux est retournée en Syrie, malgré les risques pour leur sécurité et une situation économique désastreuse là-bas.


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