Gilles Perret et François Ruffin prennent Sarah Saldmann en tournée. La juriste et éditocrate bling-bling a accepté l’invitation de Ruffin pour partager une journée de travail avec ceux qu’elle dénigre continuellement dans ses émissions, notamment sur RMC, les qualifiant d’assistés, de glandus et de feignasses. Cela lui permettra de se rendre compte de l’exagération de ses propos. Ce qu’il en ressortira in fine, reste un mystère. Mais peut-être qu’elle pensera désormais à deux fois avant de s’exprimer… (Cela dit, il est peu probable qu’elle change. Saldmann a utilisé la même méthode d’ignorance et de diffamation sur un autre sujet – le génocide à Gaza. Une rééducation ne semble cependant pas être à l’ordre du jour cette fois-ci).

Telle est la thématique d’Au boulot !, dans un double sens à la fois promotionnel et narratif. Une thématique difficile à éviter cette semaine, à l’instar de la réélection de Donald Trump. Dans les premiers instants, alors qu’il attend sa cobaye dans un salon du Plazza Athénée, Ruffin le présente à son co-réalisateur, bien qu’il y ait toutes les raisons de croire qu’il en soit déjà au courant. Ce même point sera rappelé par Ruffin à intervalles réguliers. Environ toutes les cinq minutes. Parfois pour éclairer le public qui pourrait être lent à saisir, parfois pour s’assurer que Saldmann comprenne à quel jeu elle est mêlée, qu’elle en perçoive le sens, et idéalement, qu’elle ait déjà digéré la leçon. Une riche effectue une brève immersion dans le monde du peuple. Ce n’est pas seulement un résumé du film. C’est le film en lui-même qui, à peu de choses près, se résume à cela : à cette formule qui agit comme un effet d’annonce, un slogan et un message.

Au boulot ! est le quatrième long-métrage de Ruffin, le troisième réalisé en collaboration avec Perret. Les précédents incluent Merci patron !, J’veux du soleil ! et Debout les femmes !. À chaque titre des quatre films, le député de la Somme a tenu à inclure un point d’exclamation. Un signe d’optimisme. Une affirmation que l’horreur de la situation économique et politique n’est pas inéluctable. Cela peut changer, ça doit changer, allez ! Très bien. Il s’agit aussi pour lui, sinon de formuler une injonction, au moins de clarification immédiate. De s’assurer que Perret et lui seront bien perçus et bien compris. Pas d’inquiétude !, on a presque envie de répondre d’une voix aussi forte que la leur. C’est clair. Très clair. Peut-être même trop clair.

Si l’individu de droite découvre une réalité qui lui est étrangère, Ruffin, lui, ne semble pas même considérer qu’il pourrait apprendre quelque chose de nouveau.

Il est fascinant de constater à quel point, dans Au boulot !, l’inconnu et le nouveau ne peuvent provenir que d’un seul camp. Du mauvais et non du bon. Si l’individu de droite découvre une réalité qui lui est étrangère, Ruffin, lui, ne semble pas même considérer qu’il pourrait apprendre quelque chose de nouveau. C’est même là l’essentiel de son rôle : être le gardien du déjà-su, boucler les boucles et prévenir les éventuelles déviations. On sent pourtant qu’il se retient, qu’il fait mille efforts pour ne pas accaparer toute la scène. Efforts vains : le voilà en arrière-plan, obstruant la perspective, appuyé contre une porte et empêchant le regard de s’échapper, observant les scènes pour s’assurer qu’elles ne s’écartent pas du script. Ou encore posant les questions et offrant les réponses, riant quand il le faut, complétant les phrases de ses interlocuteurs.

Cette surveillance est sans doute télévisuelle : aucune image sans commentaire préalable ayant défini le sens. Cette peur panique de la communication ratée est sans doute politicienne. Cette gestion du déjà-vu et du déjà-su n’a rien, sans doute, de cinématographique. Pourtant, c’est bien en salle qu’Au boulot ! se dévoile. Il faut donc tenter d’en parler comme tel, c’est-à-dire comme d’un film. Comme de celui qu’Au boulot ! n’est pas mais qu’Au boulot ! aurait pu devenir. Car l’idée de départ n’était pas mauvaise. Il y avait une opportunité à saisir. Politiquement risquée mais cinématographiquement, c’était la seule potentiellement fructueuse. Fructueuse aussi politiquement, mais indirectement, au-delà du pré-vu et du pré-su.

Il aurait fallu laisser libre cours à Sarah Saldmann. Permettre qu’elle occupe davantage l’image. Accepter qu’elle puisse devenir attachante – tout le monde peut l’être, cela ne signifie en soi rien. Lui donner la possibilité de gagner en profondeur au fur et à mesure que le film progresse. Il fallait que le spectateur ait envie, ne serait-ce qu’un instant et à titre d’hypothèse, d’être de son côté. Un personnage auquel on n’accorde aucune chance n’a rien à nous dire, aucun point ni objectif à atteindre, même contre son propre camp. Tout cinéaste le sait, tout cinéphile aussi. Le reste n’est qu’ouvrir des portes déjà bien ouvertes.

Plus un méchant est réussi, plus un film est réussi, disait Alfred Hitchcock. La méchante, ici, est plutôt manquée.

Ont-ils eu des craintes ? On n’a pas l’impression que Perret et Ruffin aient envisagé, même un instant, de transformer leur adversaire en vedette. Une leçon doit être donnée, c’est tout ce qui importe. Plus un méchant est réussi, plus un film est réussi, disait Alfred Hitchcock. La méchante, ici, est avortée. Presque entièrement. Car à deux ou trois reprises, Saldmann semble quand même prête à s’imposer. Lorsqu’elle pleure face à l’engagement d’une auxiliaire de vie, lorsqu’elle chante dans les vestiaires d’une équipe de foot, lorsque l’un de ses collègues d’un jour est trop cruel avec elle. Les choses redeviennent cependant vite normales. Car Ruffin garde un œil vigilant, mais aussi – reconnaissons-le –, parce que Saldmann ne parvient pas à être à la hauteur. Elle ne fait même pas son office de grande bourgeoise, elle est trop médiocre, trop ignare. Ainsi, on ne prend qu’un faible plaisir à la haïr. Si elle évoque quelque chose, c’est plutôt une candidate de télé-réalité.

Au boulot ! abordait deux thèmes forts. Le travail, mais aussi le carnaval. La dureté du travail et le carnaval comme renversement temporaire des positions sociales. Perret et Ruffin s’intéressent au travail des autres. Moins au leur. Non seulement Au boulot ! est articulé en saynètes, relancé à la hâte par des transitions musicales, mais on perçoit que les deux auteurs auraient détesté que cela soit autrement. Un film pensé et construit ? Jamais de la vie !

Quant au carnaval, c’est une autre histoire. Perret et Ruffin finissent par éjecter Saldmann, non sans lui cracher un peu dans le dos au passage. Quelle classe décidément. Ensuite, une dernière scène arrive où, transformés en vedettes, tous les « acteurs » du film – à l’exception d’elle – défilent sur un tapis rouge improvisé puis trinquent sous les flashs des photographes. Ruffin n’est pas loin, cette fois jouant le rôle du reporter mondain (il est très bon). C’est le meilleur moment du film, le seul qui surprend. Malheureusement, il arrive trop tard. Après avoir investi une heure vingt à se moquer des images produites, cinq minutes – même retouchées – ne sauraient convaincre qu’on tient la représentation pour un enjeu fondamental. ●●

Au boulot ! Documentaire de Gilles Perret & François Ruffin. France, 2024. Durée : 1h24.


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