C’est peut-être à ça que ressemblent les rêves d’investisseurs. Imaginez donc : un secteur à forte rentabilité, mais à faibles risques. La demande est croissante, et les clients prêts à mettre le prix fort pour obtenir un bien qui peut déterminer leur avenir. Une fois engagés avec vous, ils restent captifs pendant plusieurs années, ne pouvant faire jouer la concurrence qu’au risque de perdre ce qu’ils ont investi jusqu’alors.
Ajoutez à cela que, une fois réalisé l’investissement de départ, les coûts sont plutôt faibles et les économies d’échelle importantes. Cerise sur le gâteau, ces dernières années, les subventions publiques ont coulé à flots ! Que demander de plus ?
Ce paradis pour capitalistes n’a rien d’une utopie. Le marché de l’enseignement supérieur a bénéficié de conditions extrêmement favorables : démographie étudiante galopante, conditions dégradées d’études dans les universités publiques, stress lié à la procédure Parcoursup, aides à l’apprentissage en mode open bar…
Un Eden qu’ont vite repéré les 40 fonds d’investissement entrés dans le capital d’écoles privées en France, aidant à la formation de plusieurs grands groupes. Le leader mondial du secteur, Galileo Global Education, est d’ailleurs français : il possède 61 écoles et forme 210 000 étudiants sur plusieurs continents, dont 85 000 en France. « Nous visons à former un million d’étudiants dans le monde », confiait en 2021 son PDG dans une interview à l’AEF.
Aujourd’hui, en France, 15 % des étudiants sont inscrits dans le privé lucratif, d’après Jean-Philippe Ammeux, ancien directeur de l’Ieseg, chargé en 2022 d’une mission sur ce secteur pour le ministère de l’Enseignement supérieur – mais dont les propositions dorment dans un tiroir.
Un secteur à forte rentabilité
« L’essor du privé s’explique aussi par les carences du public, qui investit peu dans des domaines qui attirent de plus en plus, comme le graphisme par exemple », complète Thibaut Lauwerier, sociologue, cofondateur du Réseau de recherche francophone sur la privatisation de l’éducation (ReFPE). Certaines spécialités (ostéopathie, kinésithérapie) sont même dispensées uniquement par le secteur privé.
Il reste que la sécurité de l’investissement est un facteur majeur d’attraction des fonds. Dans un rapport pour le think tank libéral Fondapol sur l’enseignement supérieur privé, Laurent Batsch, ancien président de l’université Paris-Dauphine, décrit un modèle économique de coûts fixes qu’il qualifie de « vertueux en termes financiers » et qui permet de « dégager un taux de marge (résultat/chiffre d’affaires) élevé ».
En effet, les coûts se concentrent sur l’immobilier, la rémunération des enseignants et le marketing, qui ne varient que très peu lorsque la demande augmente. Autrement dit : une fois vos salles de classe équipées et le prof payé, un cours ne coûte pas plus cher, qu’il soit dispensé à 50 élèves plutôt qu’à 25 ! A partir d’un certain seuil, les frais de scolarité payés par un étudiant supplémentaire constituent donc presque intégralement une marge nette pour l’école.
Le développement de l’enseignement à distance permet de renforcer ce phénomène, tout en minimisant les frais immobiliers. Pour le même coût, 500 élèves ou plus peuvent alors suivre un cours. Ce nombre est même sans limite dès lors que le cours est enregistré et peut être réutilisé.
Par ailleurs, les frais de scolarité, réglés en une fois au début de l’exercice comptable, offrent une avance de trésorerie, ce qui fait économiser aux écoles des coûts d’emprunt.
En outre, les coûts d’investissement pour lancer une école sont relativement faibles et peuvent être optimisés en partageant des locaux loués entre plusieurs écoles ou en engageant des enseignants payés à l’heure de cours.
« Le rapport de la marge au montant investi – la rentabilité du capital (résultat/actif) – est donc potentiellement très élevé, estime Laurent Batsch. C’est pourquoi, [le secteur] a retenu l’intérêt des investisseurs. »
Les taux de rentabilité des grands groupes se situeraient aux alentours de 20 %, selon Bpifrance, auditionné dans le cadre de la mission parlementaire sur l’enseignement supérieur privé. La banque publique d’investissement est en effet entrée au capital d’une dizaine de groupes et établissements privés.
La démarche peut paraître surprenante au regard de sa mission de soutien au développement et à l’investissement des PME et des acteurs de l’économie sociale et solidaire. Auprès de la même mission parlementaire, l’institution reprend l’argument du faible risque pour justifier une telle diversification de ses actifs : cet investissement, sûr, lui permet d’en financer d’autres, plus risqués.
Mais Bpifrance avance aussi la perspective « d’accompagner de futurs leaders, les assistant notamment pour le développement à l’international et la numérisation » dans un secteur qu’elle qualifie « d’investissement prioritaire ». L’enseignement supérieur public, qui souffre d’un sous-investissement chronique patent, appréciera sans doute une telle sollicitude.
Un investissement résilient
La rentabilité du secteur étant associée à des risques maîtrisés, rien de mieux pour faire rêver les investisseurs. En cas de difficultés ou de baisse du nombre d’étudiants, les dépenses pour le marketing et la rémunération des intervenants peuvent être réduites, d’autant plus lorsque les professeurs sont des vacataires payés à l’heure.
Le secteur est par ailleurs peu subordonné à la conjoncture économique : la demande pour se former reste constante, quel que soit l’état de l’économie. Enfin, les étudiants constituent une clientèle captive tout au long de leur formation, générant des revenus constants sur plusieurs années.
Tous ces atouts attirent les fonds d’investissement, qui cherchent à valoriser l’école pour la revendre avec une plus-value. Ils ont d’ailleurs réussi à y ajouter leur touche personnelle qui rend le secteur encore plus lucratif :
« L’arrivée des fonds d’investissement qui ont des moyens financiers importants leur permet de créer des gros groupes, en rachetant de nombreuses “marques-écoles”, et in fine de mutualiser des coûts (locaux, plate-forme de cours en ligne, parfois même enseignants), explique Aurélien Casta, chercheur en sociologie associé à l’Idhes de l’université Paris Nanterre et au Clerse de l’université de Lille. Les groupes ont alors les moyens de recruter plus d’étudiants et rentabilisent ainsi davantage les écoles. »
A l’image du français Galileo, leader mondial du secteur, qui enchaîne les acquisitions en France et à l’international, et a récemment annoncé un investissement de 1,5 milliard d’euros. Le groupe, qui possède 61 écoles, cherche à rentabiliser l’achat de formations en les croisant.
Un élève de l’Institut culinaire de France à Bordeaux pourrait ainsi être formé au service en salle par un professeur des Cours Florent, au design grâce à un cours dispensé par Strate et au digital par un enseignant d’Hétic. Cette logique financière n’est pas sans incidences :
« Les frais de scolarité sont supérieurs au réel coût de la formation, l’écart étant au bénéfice des écoles et de leur lucrativité », dénonce Aurélien Casta.
Alors que les défaillances du public contraignent certains étudiants à se tourner vers le privé, ce coût élevé payé par leur famille attise les critiques des défenseurs d’un droit à l’éducation pour tous. L’essor du supérieur privé à but lucratif s’est aussi accompagné de son lot de dérives et escroqueries.
La manne de l’apprentissage et des aides publiques
A ce modèle économique propice s’ajoutent des mesures favorables au privé, dont la réforme de l’apprentissage de 2018, sur laquelle les écoles ont surfé.
« Force est de constater que le secteur privé a saisi les opportunités de la loi de 2018, confirme Laurent Batsch. La remarquable croissance de l’apprentissage a largement contribué au développement du secteur. »
En effet, les établissements postbac privés peuvent profiter des généreuses prises en charge des frais de formation par les opérateurs de compétence (OPCO) – financés par les fonds publics de France compétences et des contributions payées par les entreprises. Cela permet, pour un grand nombre de familles, de lever la barrière du prix et, pour les écoles, « d’élargir sensiblement le nombre d’élèves inscrits », selon Laurent Batsch.
Autre avantage pour ces dernières : les modalités du contrat d’apprentissage permettent d’optimiser l’occupation des leurs locaux, et donc leurs coûts. Un groupe suit les cours pendant qu’un autre est en entreprise, puis on inverse, et voilà deux promotions formées (presque) pour le prix d’une !
Naturellement, le privé en profite : 26 % des places en apprentissage dans le postbac en 2023 sont rattachées au privé à but lucratif, selon la mission d’information parlementaire sur le sujet. Galileo Global Education (GGE), doit ainsi une part importante de sa croissance depuis 2018 à l’apprentissage, avec un passage de 38 000 à 60 000 candidats entre 2020 et 2023.
« En 2022-2023, les écoles de GGE ont formé 18 000 apprentis, contre 14 000 l’année précédente. Selon les responsables du groupe auditionnés, GGE a ainsi bénéficié de 80 millions d’euros d’aides via France compétences en 2021, et de 130 millions en 2022 », rapportait le député Hendrik Davi (Nupes) dans son avis sur le projet de loi de finances (PLF) 2024 au nom de la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale.
Désormais, le budget des principaux groupes privés repose aussi sur cet apport financier. Pour exemple, les aides publiques à l’apprentissage représentaient 37 % du budget annuel du groupe Omnes Education, qui figure parmi les quatre plus gros du secteur, 60 % provenaient des frais de scolarité et le reliquat des restes à charge de l’apprentissage pour les entreprises.
Mais le rêve pourrait bientôt s’évanouir : en raison de son coût exorbitant, et des effets d’aubaine manifestes qu’il a encouragés, le soutien public à l’apprentissage va être revu à la baisse en 2025. Et le supérieur, où son apport est le plus discutable, serait le premier à en faire les frais.
Pour se consoler, les écoles pourront toutefois compter sur le soutien indéfectible des collectivités locales, nombreuses à apporter des financements pour inciter les écoles privées à s’installer sur leur territoire.
A Angers par exemple, la ville a vendu à l’Istom (école d’ingénieurs spécialisée dans l’agrodéveloppement) un terrain à un euro symbolique, et les collectivités locales ont financé le bâtiment de l’école à hauteur de 6 millions d’euros. Le reste à charge pour l’école était seulement de 3 millions.
« Le calcul est simple : un étudiant réinjecte dans l’économie locale entre 650 et 700 euros par mois (logement, sorties, nourriture, fournitures, etc.). L’école compte 550 étudiants et une quarantaine de personnels : cela représente donc entre 3,5 et 4,5 millions d’euros par an. En un an, notre investissement est amorti », justifie le vice-président d’Angers Loire Métropole auprès de Laurent Batsch.
Une aubaine pour les investisseurs privés, qui peuvent réduire leurs coûts d’entrée dans le secteur et les optimiser par la suite par différents moyens. Ils retirent alors une forte rentabilité grâce au modèle économique de l’enseignement supérieur, ce qui séduit de plus en plus de fonds guidés principalement par une logique financière, parfois au détriment du droit aux études pour tous.
Retrouver notre dossier « Le privé à l’assaut de l’enseignement privé »
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