Le débat budgétaire entamé à l’Assemblée nationale montre les lignes de fracture qui traversent le « bloc central » composé des Républicains, de Renaissance (ex-La République en marche), du Modem et d’Horizons.
Le Premier ministre Michel Barnier paraît louvoyer entre les partis politiques qui le soutiennent en cherchant à sauvegarder la vie de son gouvernement, menacé par le Rassemblement national (RN) d’une éventuelle motion de censure. Mais ne fait-il pas que renforcer l’influence de Marine Le Pen ?
Constitutionnaliste, maître de conférences en droit à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, Benjamin Morel analyse les rapports de force actuels et le pacte tacite entre la pseudo-majorité et le parti d’extrême droite.
A-t-on déjà vu le projet de loi de finances réécrit par la commission des Finances, mais aussi simultanément les ministres tenter de négocier leurs budgets, tandis que les partis soutenant le gouvernement négocient leurs « lignes rouges » en parallèle ?
Benjamin Morel : Nous sommes clairement dans une situation exceptionnelle, du moins jamais vue depuis 1962. Que la commission des Finances du Sénat, souvent placé dans l’opposition au gouvernement, réécrive le budget, c’est assez courant. En revanche, pas à l’Assemblée nationale, fait majoritaire aidant.
La situation s’explique par l’absence totale de majorité, accentuée par la démobilisation très forte des députés du « socle commun » dans la commission des Finances, pour la bonne raison que chacun sait que cette histoire se terminera par l’utilisation de l’article 49.3 de la Constitution par le Premier ministre. Dans ces conditions, le temps passé en commission apparaît comme perdu, alors que tout le monde s’attend à une dissolution dans dix mois. Il est alors urgent d’aller arpenter les circonscriptions, à la rencontre des électeurs !
En commission, on a vu des amendements de rupture avec le gouvernement adoptés par des majorités de bric et de broc, avant que tout soit balayé par un vote négatif sur l’ensemble du texte. Comment l’expliquer ?
B. M. : Personne n’a vraiment intérêt à faire tomber le gouvernement Barnier, au moins à court terme. Marine Le Pen parce que l’existence du gouvernement du « socle commun » fragilise le « front républicain » qui l’a empêché de gagner le second tour des législatives. Les macronistes parce qu’ils sont dans une situation où ils n’ont pas d’autre choix que de soutenir Barnier. Et la gauche parce qu’elle apporte la preuve qu’elle est la seule opposition puisque le gouvernement s’appuie sur le Rassemblement national pour exister. Que Michel Barnier assume seul la responsabilité de ce budget dont personne n’est solidaire arrange toutes les forces politiques.
De là à contester le texte du gouvernement comme le font les macronistes…
B. M. : Leur électorat est très sensible aux impôts, car plus vous montez dans l’échelle des revenus, plus vous avez de chance de voter pour eux – ou secondairement pour Les Républicains (LR). Et même si ce ne sont pas les CSP+ qui supporteront la plus forte part des hausses d’impôts, Michel Barnier tient à faire savoir que l’effort les concernera elles aussi.
Le même souci se pose envers les retraités. Si vous êtes un député macroniste, vous ne voulez pas avoir un problème dès le premier tour parce que vos électeurs considéreront que vous les avez trahis, alors que Marine Le Pen envoie de grands signaux pour dire qu’elle, elle les protégerait. Alors certes, vous n’allez pas censurer Michel Barnier, mais vous avez néanmoins tout intérêt à montrer que vous êtes en opposition frontale avec le projet de loi de finances.
Jordan Bardella a affirmé que le gouvernement Barnier est sous la surveillance du RN, et le Premier ministre lui a donné raison en « recadrant » son ministre de l’Economie et des Finances. Mais lorsque Marine Le Pen exige une loi sur l’immigration et que le gouvernement en annonce une quelques jours plus tard, n’est-on pas plutôt dans la porosité programmatique ?
B. M. : Ce qui est très orignal, presque baroque, c’est que nous avons un gouvernement qui tient parce que son principal opposant politique, celui qui est le plus en capacité d’envoyer un ou une candidate au second tour de la présidentielle, a décidé de ne pas le renverser. Cela signifie qu’il y trouve ses intérêts.
Quels sont-ils, d’après vous ?
B. M. : Outre le fait que Marine Le Pen fait face aux juges dans un procès et doit donc disposer d’un délai, son intérêt est d’abord de désactiver les derniers éléments du front républicain, qui n’a marché que parce que l’électorat de gauche a soutenu les centristes, alors que la réciproque n’était pas forcément vraie et que la droite n’a pas soutenu le front républicain.
Marine Le Pen a la possibilité d’envoyer deux messages : « Toi, électeur de gauche, que font les centristes de ton vote républicain ? Ils s’appuient sur moi. La prochaine fois, ne va pas te mobiliser pour des LR ou des LREM (ancien nom du parti macroniste Renaissance, NDLR). » Et : « Toi, électeur centriste, qui a peur de ne pas avoir un budget, s’il y en a un à la fin de l’année, ce sera grâce à moi. » On voit déjà la gauche annoncer le dépôt d’une motion de censure à propos du budget, alors que le RN dit qu’il votera une motion de censure, sauf si certaines mesures sont reprises par le gouvernement…
Mais comment analyser l’annonce d’une loi immigration, à débattre en début d’année prochaine, répondant à une exigence de Marine Le Pen ?
B. M. : Marine Le Pen ne peut pas dire à ses électeurs qu’elle soutient le gouvernement Barnier par simple intérêt politique. Il faut qu’elle ait des raisons à leur présenter : un peu de sucre sur le budget et la loi immigration. Car celle-ci permet au RN de dire : « On va voir la tête de cette loi immigration avant de faire tomber l’exécutif. » Michel Barnier a ainsi gagné un délai de plusieurs mois.
Bruno Retailleau, le ministre de l’Intérieur, a bien laissé entendre que ce serait l’occasion de faire passer les articles de la loi immigration de janvier 2024 qui avaient été retoqués par le Conseil constitutionnel pour des motifs de forme. A l’époque, la loi avait été votée par les centristes, la droite LR et le RN. Pourquoi ce scénario ne se reproduirait-il pas ?
B. M. : Un projet de loi très radical – s’il existe un jour, ce dont je doute – sera très difficile à faire passer. D’abord parce que la gauche de la majorité ne pourra pas l’avaler et qu’il n’y a plus l’autorité centrale, dans cette majorité relative, qui pouvait contraindre les députés, notamment du Modem et de Renaissance, à voter le texte.
Il faut se mettre à la place de ces députés : ils ont déjà un problème de premier tour d’une éventuelle élection, à cause du budget, mais ils ont surtout un problème de second tour, puisqu’ils ont été élus contre le RN, avec les voix de la gauche. S’ils votent une loi sur l’immigration qui convient au Rassemblement national, ils sont morts, et l’opération de désactivation du front républicain voulue par Marine Le Pen serait alors totalement accomplie.
Si la loi passait néanmoins, le Conseil constitutionnel serait-il à nouveau un obstacle infranchissable ?
B. M. : Dans la loi de janvier 2024, nombre d’articles ont été censurés sur le fond, d’autres sur la forme mais repris sur le fond à la suite d’un référendum d’initiative partagée porté par Les Républicains en avril, lui aussi rejeté par le Conseil constitutionnel. Ils sauteraient à nouveau. Mais dans ce cas, Marine Le Pen pourrait dire aux électeurs : « Regardez, la droite et le centre ont été incapables d’adopter la loi sur l’immigration que vous souhaitez, car le problème est plus large : il se trouve dans l’Etat de droit, dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, ou de la Cour européenne des droits de l’homme. »
Elle n’aurait pas absolument tort dans la mesure où le programme du RN et celui de LR, en partie, ne sont effectivement pas applicables à Constitution et traités européens constants. Elle aurait beau jeu de dire : « La seule solution, c’est de m’élire pour en finir avec tout ça. » Cela parachèverait son plan pour 2027, qui consiste à fragiliser le front républicain et à donner le sentiment que le RN est la seule alternative. On voit alors que le gouvernement Barnier nourrit le RN en se faisant dévorer par celui qui l’empêche de tomber.