Ce samedi matin, Seydi Ba s’est levé tôt pour un rendez-vous à la maison d’arrêt de Nanterre (92). L’avocat au barreau de Paris attend son client devant le parloir. Il n’a revêtu ni robe noire ni costume, préférant un pull et des baskets plus décontractés. « Mais qu’est-ce qu’il fout en dehors de sa cellule celui-là ?! », s’exclame un agent de la pénitentiaire en l’apercevant. Abasourdi, l’avocat n’a pas eu le temps de réagir. L’homme de loi est régulièrement catégorisé comme détenu ou prévenu, selon les situations. Il ne sait plus dire combien de fois, mais certains de ces épisodes de racisme l’ont plus marqué que d’autres. Comme le jour où, avant une audience au tribunal de Paris, un huissier lui aurait lancé avec assurance : « C’est bien, vous connaissez le vocabulaire. Il ne vous reste plus qu’à faire des études de droit ! » Seydi Ba dénonce, à la fois soucieux et désabusé :

« Dans la pensée collective, un avocat n’est pas noir. »

Selon un rapport du Défenseur des droits publié en 2018, 56,8 % des personnes perçues comme noires ont déclaré avoir déjà été discriminées « en raison de leurs origines ». Le résultat est de 49,6 % pour les personnes perçues comme arabes et de 23,9 % pour celles perçues comme asiatiques. Malgré ces chiffres élevés, le silence dans le milieu reste de plomb. Les avocats interrogés parlent d’un « réel tabou » au sein d’un système judiciaire pourtant fondé sur l’égalité des droits.

« Ah! Vous êtes là monsieur l’interprète ! »

Kadiatou Tapily est arrivée légèrement en avance dans la salle d’audience du tribunal de Paris. L’avocate en droit des affaires n’a pas encore enfilé sa toge quand elle se présente à l’huissier. « Mais pourquoi vous êtes là ? Ça n’a pas encore commencé ! », l’interrompt une policière verte de rage, selon son récit :

« D’habitude, vous êtes toujours en retard, comme on dit dans vos pays ! Attendez votre avocat, vous rentrerez après pour vous faire condamner. »

L’avocate fait immédiatement part de ces propos aux magistrats. L’agente aurait été sommée de quitter la salle, mais uniquement pour le temps de cette audience. « Elle a simplement pris une pause ! », s’indigne Kadiatou Tapily. Des épisodes du même acabit existent aussi entre confrères et consœurs. Au tribunal de Bobigny, un jeune avocat lui aurait lancé :

« J’imagine que vous êtes venue voir un de vos frères derrière un des box. »

À son arrivée dans la salle réservée aux avocats d’un tribunal de province, Mia se serait vue refuser l’entrée par des confrères déjà présents : « Madame, vous ne pouvez pas être là, il faut aller ailleurs. » Elle raconte avoir quitté les lieux sur-le-champ : « Je ne voulais pas m’infliger un stress supplémentaire en débattant et en bataillant juste avant de plaider. » Didier Kacou, avocat en droit pénal et des étrangers à Paris, a lui aussi vécu des scènes similaires :

« Quand je suis passé devant une consœur, elle a lâché : “Oups, c’est pas le bon !” Cinq minutes plus tard, son client arrivait. »

En plus du prévenu, Seydi Ba fait état d’autres stéréotypes racistes, comme lorsqu’un « président d’audience à la cour d’appel de Paris s’est un jour exclamé : “Ah ! Vous êtes là monsieur l’interprète !” ». À l’entrée du tribunal de Paris, l’ancien Secrétaire de la Conférence et son associé ont aussi déjà été pris pour des vigiles – un confrère leur aurait présenté tour à tour sa carte d’avocat pour entrer.

Ces biais racistes se manifestent dès la porte des juridictions, explique Tewfik Bouzenoune, avocat pénaliste au barreau de Paris depuis 2011. Il aurait déjà été interrogé sur son « heure de convocation » devant le palais, « avant même d’avoir pu brandir [sa] carte d’avocat ». Kadiatou Tapily, elle, dit avoir cessé de passer par l’entrée des professionnels du tribunal de Paris, préférant désormais l’allée centrale :

« On me disait systématiquement de faire le tour ou que ma carte d’avocate était fausse. »

On lui aurait également reproché de « porter des habits trop traditionnels pour être réellement avocate ». L’avocate assure avoir fait remonter ces éléments à plusieurs reprises « sans aucun retour ». Elle avait déjà transmis un signalement au tribunal de Bobigny, il y a trois ans, lorsqu’une assistante de justice l’aurait interpelée dans la file d’attente du greffier, en articulant lentement :

« Madame, je ne sais pas si vous savez lire, mais il est marqué qu’ici c’est uniquement pour les professionnels. »

Le tribunal de Bobigny, de son côté, indique ne pas avoir « connaissance de signalements transmis par des avocats sur des comportements racistes qu’ils auraient subi dans le ressort ».

Courses de chaises et promotions

Pour s’éviter de tels traitements discriminatoires au quotidien, « on se sent contraint d’adapter son comportement », explique Seydi Ba :

« On a toujours la carte ou la robe bien en évidence. Là où des confrères blancs peuvent se permettre de venir en basket et en t-shirt. »

Lui a pris l’habitude de s’imposer le costume-cravate chaque jour, « même sous 30 degrés ». Une tenue qui n’aurait pas empêché une greffière de l’interpeller en maison d’arrêt : « Bonjour, vous êtes un arrivant ? »
Le statut social des avocats, une fois reconnu, protège-t-il de telles discriminations ? Le constat des interrogés est amer. Au sein des grands cabinets « aux organigrammes ne présentant que très peu d’avocats issus de la diversité », comme le souligne l’ancien Secrétaire de la Conférence Moad Nefati, le stéréotype du prévenu laisse place à un racisme bien plus décomplexé. À ses débuts, des confrères installés auraient expliqué à Asad que ce milieu aurait des codes bien particuliers, dominés par des « hommes blancs bourgeois » et qu’il devait s’y adapter. « Comme si j’étais trop noir pour cette profession », regrette-t-il :

« On venait pourtant de me dire que mon comportement était irréprochable. J’avais donc les codes sociaux du métier. Mais ma couleur de peau les faisait automatiquement penser que je ne les avais pas. »

Il serait ensuite devenu bien plus distant et effacé au sein du cabinet. Pendant ce temps, « des stagiaires blancs faisaient des courses de chaises de bureau dans les couloirs en pleine journée. Ils étaient tellement dans leurs privilèges que ça ne dérangeait personne. À tel point qu’ils ont d’ailleurs été promus ». Asad a travaillé dans un autre cabinet où le terme raciste « nègre » aurait été employé à plusieurs reprises par différents avocats. « Lorsqu’on leur faisait part de notre consternation face à l’utilisation de ce mot, s’en suivait soit un débat sur la censure, soit de plates excuses et un évitement », relate-t-il. La conclusion de l’avocat est sans appel :

« On représente la justice. Pourtant notre profession n’est ni bienveillante ni accueillante pour la différence, que vous soyez une femme, une personne racisée, handicapée, LGBTQI+… Les personnes ayant une parole raciste ne se sentent absolument pas en danger. »

« Est-ce que vous maîtrisez bien le français ? »

Fadila Ouadah Benghalia, avocate au barreau de Paris depuis 2016, se rappelle de remarques « humiliantes » quasi systématiques lors de ses entretiens passés en cabinet : « Est-ce que vous maîtrisez bien le français à l’écrit comme à l’oral ? », « Ouadah, ça vient d’où ? ». Ou encore lorsqu’elle aurait répondu être d’origine algérienne : « Ah j’adore le Maroc ! » L’avocate aurait aussi constaté « une double discrimination liée au genre et à l’origine » : en plus des rétrocessions d’honoraires parfois « deux fois plus élevées pour les hommes », elle a découvert qu’elle était nettement moins bien rémunérée que d’autres collaboratrices blanches.

« L’une était payée 500 euros de plus que moi, à expérience égale. Dans un autre cabinet, j’ai démissionné quand j’ai appris qu’une jeune collaboratrice était payée 1.000 euros de plus que moi. J’avais pourtant plusieurs années de barre de plus. »

Seydi Ba, de son côté, dénonce l’utilisation de sa couleur de peau par certains collègues pour lui voler ou lui faire perdre des clients. Plusieurs d’entre eux lui auraient déjà confié :

« Votre confrère m’a dit de ne pas aggraver mon cas en venant chez vous parce que vous êtes noir. »

L’avocat observe une « croyance latente selon laquelle on serait moins bien défendu par un avocat noir quand on est noir », au prétexte que « les magistrats pourraient croire qu’il y a une connivence entre nous ». Il se désole de voir ces arguments racistes lui faire perdre des dossiers : « Les personnes racisées finissent par se dire qu’elles ne sont pas légitimes à se représenter entre elles. » Dans le même temps, d’autres confrères avancent le préjugé inverse, selon Fadila Ouadah Benghalia :

« Tu es d’origine algérienne et tu ne fais pas de droits des étrangers ? Donc tu ne veux même pas défendre les tiens ? »

« Vous et votre client venez tous les deux d’Afrique, non ? »

Moad Nefati, avocat au barreau de Paris depuis 2013, se remémore le procès de Charlie Hebdo. Alors qu’il défendait en appel Ali Riza Polat, condamné pour complicité dans les attentats, il demande à son client de ne plus répondre aux questions d’une avocate de partie civile qui « l’humiliait et le raillait ». « Pour moi, c’était la frontière entre poser des questions pour la manifestation de la vérité et l’humiliation de quelqu’un », constate-il. Selon son récit, sa consoeur se serait tournée vers lui et aurait employé le terme de « terrorisme de la défense » :

« Me qualifier de terroriste était du racisme pur et simple. Je n’oublierai jamais. Elle ne s’est pas excusée. L’absence de réaction dans la salle m’a fait comprendre qu’il y avait une différence de traitement. »

L’avocat a renoncé à saisir l’ordre pour une enquête déontologique. Il regrette toutefois le manque de vigilance de certains magistrats, « au titre de la police d’audience », insiste-t-il. « La robe est censée nous égaliser. Pourtant, pour certains, ça ne passe pas d’avoir des avocats issus de l’immigration dans les procès les plus complexes. » Même constat pour Seydi Ba. Il évoque un racisme parfois intenable vis-à-vis de ses clients, qu’il subit en ricochet. Lors d’un procès où il représentait cinq femmes d’origines malienne et sénégalaise, victimes d’un faux marabout, la présidente aurait demandé aux différents avocats :

« Est-ce que vous pouvez me faire un trombinoscope ? J’ai du mal avec les faciès africains. »

La magistrate aurait ensuite continué à parler « avec condescendance » à ces femmes, notamment victimes de viols. « Mais expliquez-nous, à nous femmes occidentales, comment vous pouvez croire en la magie », répète Seydi Ba, atterré. Les faits s’étant produits aux alentours de Montreuil (93), la juge aurait lancé : « De toute façon, Montreuil, c’est la deuxième ville du Mali. Il y a un Malien à tous les coins de rue. » Bien qu’il soit alors monté au créneau, l’avocat confie une certaine impuissance :

« On ne peut pas partir au quart de tour car nos clients dépendent de notre défense… »

Sohane, elle, s’auto-censure. Fragilisée par de nombreuses moqueries mimant des accents africains en cabinet, l’avocate d’origine antillaise confie appréhender certaines audiences après les remarques sarcastiques et répétitives d’un juge :

« Vous et votre client venez tous les deux d’Afrique, non ? C’est pour ça que vous vous comprenez ! »

En tant que membre expert de la commission égalité du Conseil national des barreaux, Tewfik Bouzenoune a présenté en 2018 un volet discrimination raciale de l’étude du Défenseur des droits lors d’un colloque. Six ans plus tard, force est de constater : « On ne s’est pas doté des outils adaptés pour prévenir les comportements discriminants. Il faut mener des campagnes et mettre en place des formations pour lutter de manière ciblée. Notre profession doit regarder cette réalité en face. »

Contactés, le tribunal de Paris, la Commission égalité du Conseil national des barreaux, la Commission harcèlement et discriminations du barreau de Paris, la Conférence des bâtonniers, les Bâtonniers de Paris et de Seine-Saint-Denis n’ont pas répondu à nos questions.

(1) Ces prénoms ont été modifiés.

Article de Blanche Ribault avec les illustrations de Léa Taillefert.

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