Ne vous fiez pas aux critiques : Anora ne constitue pas une énième reprise, même sombre et dorée, de Pretty Woman. Ce huitième long métrage de l’Américain Sean Baker, qui a reçu des distinctions à Cannes, ne prend véritablement son envol qu’après environ trois quarts d’heure, moment où se dissout l’union enchantée de l’escort girl et du jeune milliardaire russe. Le film commence réellement à avancer lorsque, l’héritier quittant la scène la tête basse, le rythme effréné de la première partie – strip-teases, fêtes, et sexe à New York suivi d’une noce à Las Vegas – ralentit pour faire place à un autre, plus posé et instable à la fois. À cet instant, Anora révèle sa véritable force. Et cette dernière n’est pas négligeable.
Ivan – joué par le Timothée Chalamet russe, Mark Eydelshteyn – est trop riche pour Baker. Trop fortuné et trop puissant. Trop apathique : l’idée même de travailler lui semble absurde. Cependant, depuis toujours, Baker a un faible pour ceux qui s’activent. Les travailleurs et les travailleuses du sexe, dont Anora fait partie, tout comme l’héroïne de Starlet (2012) – enfin disponible en France la semaine dernière – et les personnages de Tangerine (2015), ainsi que le protagoniste de Red Rocket (2021), son film précédent. Mais également tous ceux qui peinent pour gagner leur vie et se battent pour conserver un emploi qu’ils viennent tout juste de décrocher.
Depuis toujours, Baker a un faible pour ceux qui s’activent.
Ne vous laissez pas tromper par les critiques : Anora n’est pas simplement un nouveau film sur le rêve américain et son revers cauchemardesque. À moins qu’on considère Anora comme tel uniquement in fine, lorsque le conte de fées de la première partie a disparu et qu’un autre, légèrement moins irréaliste, semble prêt à prendre la relève. Semble seulement, car quand le film touche à sa fin, tout reste à accomplir. La course-poursuite remplace la romance, les cris succèdent aux câlins, le froid piquant de l’hiver new-yorkais se substitue à la chaleur des draps, mais Baker demeure un réalisateur plutôt clément. C’est magnifique de constater avec quelle détermination il refuse de faire surgir la violence là où elle semble pourtant inévitable. Quelle résistance, aussi, il oppose à la représentation de toutes formes de virilisme.
Si Anora ne se transforme jamais complètement en thriller, c’est parce que Baker sait qu’il est futile de recourir à l’affichage d’une violence physique pour faire ressentir toute la pression de la violence sociale. Durant la première partie – la partie Pretty Woman –, il arrive assez souvent que la caméra montre, durant quelques instants, quelqu’un qui, dans son coin, est en train de travailler. Une femme de ménage aspire sous les jambes du couple avachis devant un jeu vidéo. Un agent de sécurité soupire sur le trottoir. Le concierge d’un hôtel est brièvement pris de panique à l’idée qu’il ait pu faillir à sa tâche. Sans doute le spectateur est-il tenté de penser à ce moment-là que c’est un peu facile, que de telles observations ne sauraient suffire à rappeler que le monde dans lequel chacun évolue n’a rien de féérique.
Au fur et à mesure que le film avance et que la romance s’effrite, ces notations continuent de se multiplier. Une serveuse a peur de se faire renvoyer. Un employé de la fourrière ressent la même appréhension. Le gardien d’une station-service observe d’un œil fatigué le spectacle des sbires du milliardaire en pleine chasse du fils. Dérangées en plein milieu d’une danse dans un salon privé, les strip-teaseuses n’oublient pas, malgré tout, de saluer leur ancienne collègue… Non seulement ces observations persistent mais elles deviennent de moins en moins marginales. Il devient de plus en plus évident que ce monde est le seul que Baker souhaite filmer. Pas le pouvoir féodal incarné par la famille russe fortunée. Pas même la brutalité des acolytes au service de cette famille, dont le chef est interprété par Karren Karagulian, acteur arménien remarquable présent dans tous les films de Baker : eux aussi sont des exploités, dont le dévouement souvent absurde n’exprime, au fond, que la peur. L’univers de Baker a toujours été et demeure ce monde du travail contemporain dont chaque individu intériorise et même devance la pression qui pèse sur lui. Sans qu’il soit nécessaire que cette pression se manifeste de façon concrète.
Baker sait combien il est futile de recourir à l’affichage de la violence physique pour faire ressentir toute la pression de la violence sociale.
C’est ce monde, d’abord incarné par la seule Anora – saisissante Mikey Madison – que le film s’efforce de ramener de la périphérie vers le centre. Progressivement, avec autant de soin que d’intelligence, et non sans quelques surprises. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer l’attention que la caméra porte à une certaine figure initialement très secondaire et caricaturale, comment elle s’attarde sur son visage longtemps relégué à l’arrière-plan et par quelles subtiles touches cette figure, peu à peu, devient cruciale pour le drame.
Le thème d’Anora concerne donc la violence sociale, les relations de classes et les formes insidieuses que ces dernières peuvent prendre à l’époque du capitalisme omniprésent. Outre la famille russe – un peu trop rapidement expédiée, et encore l’apparition redoutée du père est à mille lieues du cliché de l’oligarque –, il n’y a pas de véritables méchants dans Anora. Pas de méchants, pas d’armes, pas de chantage : Baker ne joue pas indûment avec son public. Pour un peu, on pourrait même le croire incapable de porter un regard réellement négatif sur les choses. C’est un bienveillant plutôt qu’un naïf. Il semble trop bien connaître les tourments des travailleurs pour vouloir en outre appuyer là où ça fait mal. Mais il ne semble pas non plus croire qu’il puisse exister, en opposition aux illusions nourries par la première partie, de rédemption en dehors du travail, fût-il sexuel. Parmi toutes les interprétations que permet la dernière – et superbe – scène, celle-ci au moins semble évidente. Baker est politique c’est vrai, mais c’est par là qu’il est également sentimental. Baker est sentimental c’est vrai, mais c’est par là qu’il est aussi politique. Croyez les critiques : Anora est un film remarquable. ●●
Anora. Sean Baker, 2024. États-Unis, 2h19. Avec : Mikey Madison, Youri Borissov, Mark Eydelshteyn, Karren Karagulian, Vache Tovmasyan.
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