Il n’est pas encore confirmé si Juré n° 2 marquera la fin de la carrière de réalisateur de Clint Eastwood. Les nouvelles à ce sujet restent floues et pourraient changer. En revanche, il est avéré qu’Eastwood a célébré son 94e anniversaire au printemps, qu’il s’agit de son quarantième film en tant que réalisateur, que Warner l’a distribué de manière chaotique, que c’est un succès modeste mais indéniable, et que le type de récit dépeint dans Juré n° 2, basé sur un scénario complexe de Jonathan Abrams, est familier au maître américain. C’est moins une histoire qu’une série de questions. Que s’est-il réellement passé ? Peut-on vraiment le savoir ? Y a-t-il eu quelque chose de tangible ?

Ces questions hantent l’acteur et réalisateur depuis environ trente ans. Et durant cette période, sa réponse a très peu varié, même si sa tonalité devient progressivement plus sombre : non, il est impossible de savoir ce qui s’est produit. Peut-être qu’un jour, nous l’aurons su. Mais pour l’instant, il semble que ce ne soit pas le cas, et nous risquons d’en savoir encore moins demain. La raison en est simple, bien que les résultats soient plus complexes : le film débute alors que tout a déjà eu lieu ; il est narré après les faits ; et ce retour en arrière est une arène où diverses versions s’affrontent sans parvenir à un consensus. La vérité existe, assurément, mais elle reste insaisissable ; et de toute façon, il est probable que cette vérité soit moins importante que les tentatives de la s’approprier. Le point de vue est tout, dans les sens cinématographique, narratif et moral du terme.

Considérons Sur la route de Madison (1995) : la ménagère de l’Iowa (Meryl Streep), dans ses lettres et son journal, déclare que les quelques jours passés avec le photographe (Clint Eastwood) sont les plus heureux de sa vie, mais ses enfants, découvrant ces écrits à sa mort, ne verront qu’un sordide épisode d’adultère. Prenons Sully (2016) : une enquête épineuse sera nécessaire pour établir si, en effectuant un amerrissage d’urgence sur l’Hudson, le pilote (Tom Hanks) a réalisé un acte héroïque justifiant l’adulation des médias, ou s’il a causé des millions de pertes à sa compagnie. Et maintenant, voyons Juré n° 2 : une incertitude similaire entoure l’intrigue. Nous ignorons ce qui s’est passé le soir du 25 octobre, quand Kendall Carter a été tuée en rentrant chez elle après une énième dispute avec son partenaire. Nous ne savons pas quelle est la meilleure façon de raconter l’histoire ; les faits sont flous ; la police n’a pas jugé nécessaire d’explorer d’autres hypothèses ; le protagoniste, Justin – le juré numéro 2, interprété par Nicholas Hoult – commence à se demander s’il n’est pas lui-même impliqué d’une manière quelconque. Il pleuvait fortement ce soir-là, le jeune homme était désespéré et sur le point de reprendre l’alcool. Peut-être a-t-il commis une erreur en pensant avoir percuté un cerf avec sa voiture…

Entre juge et partie, lumière et ombre, voyant et vu, chasseur et proie : le héros eastwoodien navigue entre les deux aspects, en équilibre précaire.

Les œuvres d’Eastwood ne sont pas particulièrement reconnues pour la finesse de leur structure. À tort. Il a réussi à réinventer un outil omniprésent à l’âge classique, qui est progressivement tombé en désuétude : le flash-back. L’histoire est rarement déroulée de façon linéaire ; elle est englobée dans plusieurs cercles narratifs qui reflètent différentes approches et perceptions. La figure du héros masculin a toujours été une obsession majeure pour Clint. Pendant longtemps, cette figure était indissociable d’une autre, celle du revenant, de l’homme qui revient pour annoncer que tout n’est pas résolu et qu’il reste encore des vérités à faire éclore. Pendant un certain temps, le héros détenait la connaissance. Il savait ce qui s’était passé, et son retour visait à partager cette connaissance avec le monde, qui devait en faire les frais. Mais le temps a passé, ainsi que les années, et même les décennies. Aujourd’hui, ce héros est dans l’ignorance. Il ignore ce dont il est capable. Il ne sait même plus s’il a démontré une quelconque aptitude.

Autrefois, le héros était un esprit tourmenté. Maintenant, il est assailli par ses propres démons. Le concept d’héroïsme a donc été totalement bouleversé : il commence désormais par sa remise en question, apparaissant là où plane le doute qu’il puisse en réalité représenter l’opposé – lâcheté, trahison, meurtre. Autant dire qu’il n’y a plus d’héroïsme. Juste des interprétations, des façons de voir un héroïsme le plus pertinent possible. Il est également intéressant de noter qu’à mesure que le temps avance, cet héroïsme si souvent remis en question repose sur des gestes de plus en plus brefs, des actions de plus en plus légères et donc de plus en plus difficiles à saisir : un doigt sur une gâchette (American Sniper) ou sur un levier (Sully), quelques secondes d’inattention ou d’attention (Richard Jewell), un regard soudain dirigé au bon endroit (15:17 pour Paris), une situation imprévue à la fin d’une vie longue (La Mule)…

Dans le film éclatant qui porte son nom, Sully est perçu tantôt comme un héros, tantôt comme un imposteur. Il en va de même pour Richard Jewell dans le film qui porte également son nom : il a peut-être empêché un attentat, mais peut-être en organisait-il un. Quant à Justin, dans Juré n° 2, bien qu’il soit là pour rendre la justice, il pourrait aussi bien être le coupable. Entre juge et partie, lumière et ombre, voyant et vu, chasseur et proie : le héros eastwoodien évolue des deux côtés, instable, tout comme Eastwood n’a jamais cessé d’être à la fois devant et derrière la caméra, acteur et réalisateur, sans jamais abandonner l’idée de (re)venir et de se rappeler (re)venir. 

En persistant à revisiter les événements passés, Eastwood suit également ses propres empreintes de manière obstinée.

Tout cela peut sembler théorique. Cependant, la carrière d’Eastwood est si longue et si cohérente qu’il est tentant de tenter une nouvelle synthèse de ses récentes évolutions, surtout si cette fois doit être la dernière. Comment ne pas envisager aussi que ces concepts de perception variable et de vérité insaisissable le concernent tout particulièrement, lui qui, à l’époque de L’Inspecteur Harry, était dénoncé comme fasciste et qui, par la suite, a consacré une partie de son énergie à prouver le contraire ? En continuant à revisiter ce qui a été, Eastwood retrace obstinément ses propres pas. Pour les approfondir. Et pour les effacer.

Il y a plus. Ce cinéma, qui se prête si aisément à l’analyse, est aussi l’un des plus « pragmatiques », des plus tangibles qui existent. Cela pourrait même en partie justifier cela. Comme tant d’autres qui ont commencé comme acteurs, Eastwood est un cinéaste instinctif, a natural. Il lui est arrivé d’être académique – un chef-d’œuvre comme Impitoyable peut, avec le recul, donner cette impression – ; néanmoins, il n’est jamais déconnecté du sol. C’est souvent lorsqu’il semble imprévisible qu’il est en réalité le plus précis.

Le meilleur dans tout cela, ce n’est pas tant la leçon de morale ni la façon, très astucieuse, dont elle est délivrée. C’est la substance.

À l’instar de Jugé coupable ou de Le Cas Richard Jewell, contrairement à Chasseur blanc cœur noir ou Mémoires de nos pères, Juré n° 2 est un petit film qu’on pourrait parfois croire réalisé à la légère. Un ensemble de mille détails banals, à la fois accessoires et cruciaux. Le meilleur ici n’est pas la morale ni la manière, bien habilement, dont elle est assénée. C’est la matière. Le téléphone portable que Justin fait tomber et qu’il ramasse. Le porte-clés où un autre juré a glissé la photo de sa fille, dont la garde lui a été refusée. L’épouse enceinte de Justin qui éteint la lumière en sortant d’une pièce (cela signifie évidemment que la justice est aveugle – se souvenir de la scène d’ouverture –, mais c’est aussi un détail du quotidien). C’est l’écrasante simplicité – inoubliable – de l’ultime champ contre-champ.

Et c’est peut-être encore plus le mélange de rivalité et de complicité entre la procureure adjointe et l’avocat de la défense, incarnés respectivement par Toni Collette et Chris Messina. Après que la première a été élue procureure, le second lui offre une plante pour son bureau. Il accompagne son cadeau d’une plaisanterie. Cette plante, explique-t-il, prospère dans l’oubli, préférant la négligence (les mots exacts sont, sauf erreur : It thrives on neglect). Négligence et prospérité, beauté même de ce qui ne nécessite pas de soins : ce n’est pas la moins mauvaise façon de saluer Juré n° 2. ••

Juré n°2 (Juror #2). Film américain de Clint Eastwood (2024). Avec Nicholas Hoult, Toni Collette, Zoey Deutch, J. K. Simmons, Kiefer Sutherland, Francesca Eastwood. Durée : 1h54.

Le cinéma du Média #8. Justice pour Clint


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