Pour qui a regardé CNews au soir des élections européennes, le 9 juin dernier, aucun doute : la France vire à droite. Leaders d’extrême droite et éditorialistes conservateurs s’y félicitaient des scores historiques obtenus par le Rassemblement national (RN), convaincus d’être majoritaires. A leur crédit, ces résultats et la teneur des débats publics des mois qui les avaient précédés semblaient accréditer la thèse d’un virage à droite de la France.
Dans ce contexte, le dernier ouvrage de Vincent Tiberj, professeur de sociologie à Sciences Po Bordeaux, détonne. Dans La droitisation française, mythe et réalités (PUF), le chercheur montre en effet que les Français « d’en bas » deviennent de plus en plus progressistes et que le virage conservateur est surtout une réalité médiatique et politique. Pour expliquer cette déconnexion, le sociologue pointe un déficit démocratique et s’inquiète de ses conséquences potentielles.
Scores électoraux du RN au plus haut, montée en puissance d’idées conservatrices dans les médias, élection puis réélection du très libéral Emmanuel Macron… tout laisse à penser que la France vire à droite. Votre livre montre pourtant que la réalité est bien plus nuancée. Comment vous est venue cette intuition ?
Vincent Tiberj : Je travaille depuis des années sur l’évolution des valeurs des citoyens en France et sur les choix électoraux. Et les chiffres les plus solides à disposition offrent un paradoxe : ils montrent que les Français sont de plus en plus ouverts culturellement et qu’ils ne sont pas devenus plus libéraux sur le plan économique. Mais ceci ne se retrouve pas dans les urnes.
Je voulais souligner ce paradoxe, et il m’a emmené assez loin puisqu’il m’a permis de faire système avec certains de mes précédents travaux, notamment sur l’abstention ou sur l’apparition de « citoyens distants », c’est-à-dire des gens qui sont intéressés par la chose publique mais qui ne votent plus systématiquement.
Avant de revenir sur tous ces points, commençons par le « mythe de la droitisation de la France par en bas » que vous décrivez. Vous vous appuyez pour cela sur un indicateur statistique un peu particulier : les indices longitudinaux. Qu’est-ce exactement et pourquoi les utiliser ?
V. T. : Avant d’expliquer ce qu’est un indice longitudinal, il faut comprendre le problème méthodologique qui existe lorsqu’on cherche à connaître l’évolution des valeurs des citoyens. Dès lors que l’on veut remonter dans le temps, les choses deviennent difficiles : tel institut de sondage a posé une question en 1990 mais pas en 2000. Ou alors pas exactement la même question. Il y a très souvent des trous dans la raquette. Les autres difficultés sont liées aux biais classiques des sondages : celui-ci a-t-il été réalisé par téléphone ? En face-à-face ? Ou en ligne ? Comment étaient posées les questions ?
Fort heureusement, en France, plusieurs institutions sérieuses produisent des baromètres solides et réguliers depuis des années. Si on compile tous ces baromètres, de façon à éviter tel ou tel biais potentiel lié à tel ou tel baromètre, et qu’on ajoute les autres bonnes séries à disposition, on bouche de nombreux trous dans la raquette. Dans les années 1980, le chercheur américain James Stimson a inventé une méthode (le dyad ratios algorithm) qui permet de mesurer de manière synthétique les évolutions de l’opinion publique en compilant ces études.
Une fois cette base de données construite, on dispose d’indicateurs agrégés. De mon côté, j’en ai retenu trois. Le premier, l’indice longitudinal des préférences sociales, permet d’observer l’évolution des demandes économiques et sociales et voir si elles sont plus ou moins tournées vers la redistribution (à gauche) ou vers le libéralisme (à droite). Le second, l’indice longitudinal des préférences culturelles, suit l’évolution de la tolérance à l’endroit des personnes LGBTQIA+, la place des femmes, etc. Le dernier, l’indice longitudinal élargi de tolérance, porte principalement sur les questions d’immigration et d’identité.
Et ces trois indices ne montrent pas de droitisation des Français…
V. T. : Non ! Il y a bien sûr des variations à la hausse ou à la baisse qui dépendent de certains événements comme un attentat, un fait divers ou une loi importante. Mais globalement, deux des trois indices sont incontestablement orientés vers plus d’ouverture : celui des préférences culturelles et celui de la tolérance. En clair, les Français sont de plus en plus progressistes sur les droits au sens large, mais également sur les questions identitaires : pour le dire vite, le racisme, globalement, recule.
Et sur les questions économiques ?
V. T. : C’est plus nuancé. Depuis 1978, date à laquelle j’ai pu faire démarrer l’indice, on constate que selon les périodes, les demandes sociales sont plus ou moins fortes. C’est en fait assez cyclique. Parfois, sur des périodes d’environ cinq ans, les Français demandent plus de redistribution, une implication plus forte de l’Etat dans l’économie, etc. Puis des phases plus libérales ont lieu, avant un retour des demandes sociales. Une chose est sûre : les répondants ne se sont pas massivement libéralisés en matière économique. Bref, si l’on prend les trois indices, on ne décèle pas de droitisation par le bas.
Comment s’explique cette progression de l’ouverture culturelle et de la tolérance ?
V. T. : Trois facteurs jouent, et ce de façon cumulative. Le premier est le niveau de diplôme. Plus on a fait d’études, plus on est ouvert à la différence. Comme la population est en moyenne de plus en plus diplômée, la tolérance progresse avec.
Le second facteur est un effet de génération : plus une génération est récente, plus elle est progressiste. L’exemple le plus frappant concerne le racisme biologique, c’est-à-dire le fait de penser qu’il existe des races humaines, et que certaines sont supérieures à d’autres. Cet avis, courant dans les générations d’après-guerre, l’est devenu de moins en moins à chaque fois qu’une génération a succédé à la précédente.
Dernier élément, plus inattendu : au sein même des générations, l’ouverture et la tolérance progressent également.
Vous assurez ainsi qu’on ne devient pas plus conservateur en vieillissant ?
V. T. : En moyenne, non ! Cette observation paraît surprenante mais elle s’explique par le fait qu’on sous-estime ce qu’on appelle la socialisation inversée. Traditionnellement, on apprend que les parents inculquent des valeurs à leurs enfants. Mais on oublie que les parents et les grands-parents évoluent aussi en fonction de leurs enfants et petits-enfants ! La figure du « tonton raciste » est connue de tous et elle existe. Il est toujours possible que le tonton raciste le devienne un peu plus avec les années qui passent.
Mais en moyenne, ce tonton est confronté à des neveux et des nièces de plus en plus ouverts sur les questions d’immigration et d’identité, et qui vont le faire évoluer. Les résultats des indices longitudinaux sont clairs sur ce point : au sein d’une même génération, on ne se droitise pas avec l’âge.
En revanche, un conservatisme « d’atmosphère » est bien palpable. D’où vient-il alors ?
V. T. : D’en haut, et notamment des intellectuels et des médias de droite. Ils se sont mobilisés ces quarante dernières années pour cadrer leurs thèmes, c’est-à-dire les imposer dans l’agenda médiatique et politique et faire en sorte qu’ils soient traités avec l’angle qui les arrange. Ce peut être de façon assez classique, en tentant d’imposer les questions identitaires à la place des inégalités économiques. Mais plus globalement, les enjeux autour de ce « cadrage » concernent tous les sujets.
Sur le pouvoir d’achat par exemple, la droite va défendre un cadrage égo-tropique, c’est-à-dire qu’elle va faire en sorte qu’on se pose la question « par quels mécanismes mon salaire individuel va-t-il pouvoir progresser ? » plutôt qu’un cadrage socio-tropique qui poserait inévitablement la question : « Comment augmenter les salaires ? ».
Les termes de ce cadrage changent avec le temps, mais les enjeux ne disparaissent pas. Vous ne pouvez par exemple plus défendre des positions de racisme biologique aujourd’hui et dire que la « race blanche » est supérieure à la « race noire ». Mais vous allez tout de même faire pouvoir défendre vos convictions racistes en vous focalisant sur l’islam, en pointant un supposé communautarisme.
On le voit, le cadrage des débats est fondamental et ces dernières années, la droite et l’extrême droite parviennent à le mener et « jouent de plus en plus à domicile », pour prendre une métaphore sportive.
Cette offensive intellectuelle et médiatique explique-t-elle le décalage entre les résultats que vous avancez – il n’y a pas de droitisation par le bas – et les résultats électoraux – favorables à la droite et l’extrême droite ?
V. T. : Les médias ne sont pas les seuls responsables, et d’ailleurs, on surestime probablement leur importance, car la sociologie a montré depuis longtemps que l’entourage proche a une influence plus décisive sur les choix électoraux. Le décalage est hélas plus profond et plus inquiétant, il est à mettre en lien avec les dysfonctionnements de la démocratie française.
De quelle façon ?
V. T. : La France fait face à une abstention électorale structurellement très élevée. Certes, la participation lors de la séquence électorale de juin-juillet a été meilleure que ces dernières années, mais l’ampleur de l’abstention reste très importante : aux dernières élections législatives, 46 % des ouvriers et 42 % des employés ne se sont pas déplacés aux urnes, selon les estimations de l’institut Ipsos.
Dans ce contexte, se pose naturellement la question de la représentativité des élus. Et même en allant plus loin : est-il encore nécessaire d’avoir le soutien des électeurs pour diriger ? Par la magie de nos institutions, les deux grands perdants de la dernière élection (Ensemble et Les Républicains) peuvent se partager les postes du gouvernement. On voit bien qu’à court terme, l’absence de droitisation du bas de la population n’est pas un problème pour la classe politique conservatrice. La France ne se droitise par en bas, mais par en haut.
Le péché originel en la matière remonte à 2005 et le référendum sur le traité constitutionnel européen. Une question est posée à des électeurs. Ils répondent non. On finit par leur faire dire oui par un vote parlementaire. A partir de là, on comprend que le traditionnel « Les Français veulent » ou « Les Français demandent » est largement factice. Surtout dans un contexte où les principales modalités d’expression – le scrutin uninominal à deux tours et le sondage – offrent un cadre très contraint.
Cet argumentaire suppose, au fond, que les abstentionnistes sont essentiellement de gauche. Peut-on en être si sûr ?
V. T. : Ce n’est pas exactement ce que je dis. En 2017, je pointais l’émergence de « citoyens distants », c’est-à-dire des électeurs qui ont de fortes compétences politiques mais qui ne votent plus systématiquement car ils se méfient du jeu politique classique. Ce phénomène se massifie à une telle vitesse qu’on peut désormais parler de « grande démission ».
On observe une vraie disjonction. D’un côté, nous avons des citoyens de plus en plus diplômés et informés mais dans le même temps, les enquêtes d’opinion montrent que de plus en plus de citoyens refusent de se positionner sur l’échelle gauche/droite ou de se dire proches d’un parti. Pour eux, voter systématiquement – et voter systématiquement pour les mêmes partis – n’est plus une obligation « morale ».
Comment expliquer ce paradoxe ? Pendant longtemps, les abstentionnistes étaient décrits comme des personnes sans avis qui seraient, au fond, incompétentes. Mais cette analyse est intenable aujourd’hui. Il faut plutôt lire dans la « grande démission » une déception, voire un sentiment de trahison, de nombreux électeurs par rapport aux partis qui ont été au pouvoir. Cela vaut particulièrement pour les jeunes électeurs de gauche, mais également pour une bonne partie des classes populaires. Le taux d’abstention des ouvriers et des employés en témoigne.
Si ces gens-là votaient, la gauche serait-elle vraiment au pouvoir ?
V. T. : Pour comprendre les résultats d’une élection, on peut utiliser la grille de « la politique des deux axes », c’est-à-dire un système où deux grands thèmes font le résultat de l’élection : l’axe socio-économique, qui est le déterminant classique de l’opposition gauche-droite, et l’axe culturel, qui porte surtout sur les valeurs.
Cette grille permet de comprendre pourquoi une population qui a des demandes économiques de gauche (augmenter les salaires, améliorer la protection sociale…) vote parfois à droite ou à l’extrême droite, car l’axe culturel, par exemple l’immigration, prend alors le dessus.
En 2012, François Hollande a su convaincre sur les deux axes, à la fois sur la justice fiscale et sur l’élargissement de droits, à l’image du mariage pour tous. Mais son tournant vers une politique de l’offre a déçu sur l’axe économique. Et l’extrême droite a réussi à remettre l’immigration et l’identité au cœur du débat en 2017 pour se qualifier au second tour de la présidentielle. Incontestablement, le quinquennat de François Hollande constitue ainsi un accélérateur net de la grande démission à gauche.
Pourquoi la gauche plus radicale, et notamment la France insoumise (LFI), ne parvient pas davantage à capter cet électorat déçu ?
V. T. : Le cadrage médiatique a, je pense beaucoup, joué. LFI a fait l’objet de nombreuses attaques de la part des médias et des intellectuels conservateurs. Ils ont tenté d’imposer l’idée que ce parti et ses militants sont très antisémites alors que les enquêtes montrent que c’est à droite de la droite que les préjugés de cette nature sont les plus forts, et de façon assez nette par rapport à la gauche. Ce cadrage médiatique a accentué le rejet de Jean-Luc Mélenchon, qui fait figure de repoussoir pour de nombreux électeurs, y compris à gauche.
La droite et l’extrême droite sont-elles les grandes gagnantes du jeu de la grande démission ?
V. T. : Je pronostique qu’elles seront touchées aussi, mais plus tard. Pour le moment, elles peuvent compter sur les baby-boomers, notamment les plus aisés, pour qui voter à chaque élection reste un devoir auquel on ne déroge pas. Et ces électeurs-là sont nettement plus conservateurs que la moyenne. La gauche compte aussi des électeurs de ces générations, mais ils sont moins nombreux, et par ailleurs, ils meurent plus tôt car ils ont un profil plus populaire et donc une espérance de vie plus faible.
La principale nouveauté, c’est que les boomers aisés, qui votaient massivement pour Les Républicains (LR) ou le camp présidentiel, n’hésitent désormais plus à choisir le RN. Et comme ils sont nombreux, ils font la différence, surtout lors des élections où l’enjeu semble faible comme les élections européennes.
Malgré tout, le RN reste pour le moment minoritaire ! Les élections législatives de 2024 l’ont rappelé. Les électeurs de gauche sont certes déçus par l’offre politique de leur camp, mais ils ne sont pas pour autant prêts à laisser le pouvoir à n’importe qui. A tel point qu’ils sont prêts à aller voter pour des gens qu’ils détestent (LR par exemple) plutôt que de laisser le RN gagner.
Nous sommes à un moment charnière. Côté positif, le RN est sur le déclin sur le plan des valeurs et son carburant va plutôt se tarir car les électeurs les plus conservateurs ne sont pas éternels. Mais en attendant, le parti est très proche du pouvoir car il dispose d’un bloc électoral numériquement important et devenu fidèle. Cet été, le barrage républicain a remarquablement tenu. Mais il est à craindre qu’à force, les artisans du barrage ne se lassent.
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