« Comment je vais oser dire à mon prochain employeur que je suis malade ? », s’inquiète Fanny (1). Elle a travaillé quatre ans pour un organisme public, jusqu’à ce que son endométriose l’oblige à poser des arrêts maladie, mal vus par sa hiérarchie. En l’espace de six mois, la Lyonnaise de 42 ans a reçu trois convocations à des contre-visites médicales. Les intrusions de son entreprise pendant sa convalescence ont participé à plonger la mère de trois enfants dans un état dépressif. Elle a fini par partir en négociant plusieurs milliers d’euros d’indemnités, liées au harcèlement moral subi. Fanny n’a jamais su quel intermédiaire économique se cachait derrière ces médecins envoyés par ses chefs.
Securex, Service médical patronal (SMP), Mediverif, Medicat Partner… Ces sociétés ne vous disent sans doute rien. Pourtant, elles sont partout dans le monde du travail et brassent des millions d’euros. Leur service ? Organiser pour les patrons des « contre-visites médicales », un droit qui permet à tout employeur d’envoyer un médecin ou une convocation au domicile de son employé en arrêt maladie. Le but ? Vérifier qu’il ne s’agit pas d’un arrêt « frauduleux » ou « de confort » accordé par un confrère trop magnanime. Lorsque le médecin diligenté par l’employeur considère que le salarié n’est pas malade ou qu’il ne le trouve pas chez lui aux heures de présence obligatoires, la caisse d’assurance maladie et l’employeur peuvent suspendre ses indemnités salariales.
« Maîtrisez votre absentéisme »
Pionnière dans le domaine, Medicat Partner a été créée en 1988 à Saint-Etienne (42) par l’entrepreneure Michelle Laporte et un docteur stéphanois. Son slogan : « Maîtrisez votre absentéisme. » Dans les années 1990, la demande des entreprises françaises augmente progressivement, jusqu’à exploser. La directrice-adjointe de l’entreprise, Caroline Dumas, explique à StreetPress :
« Les années 2000 ont marqué un tournant avec un essor sans précédent du contrôle médical. »
Sur son site, pour attirer de nouveaux clients, Medicat Partner insiste sur le coût financier des arrêts maladie pour l’entreprise. Un salarié en arrêt perçoit 90 % de sa rémunération brute le premier mois puis 66 %, en partie financée par la Sécurité sociale. En fonction de la convention collective, un complément est payé par l’employeur puis la prévoyance. Le coût le plus important est donc de remplacer le salarié absent par un CDD ou un intérimaire.
Des médecins mandatés par l’entreprise visitent de manière inopinée le domicile des employés. /
Crédits : Yann Bastard
Il y aurait aussi un prétendu « coût psychologique ». C’est ce qu’affirme le concurrent de Medicat Partner, Service Médical Patronal (SMP), sur sa page d’accueil. Les arrêts maladie de confort auraient un effet de « contagion envers les autres salariés » et de « démotivation du salarié en position d’abus ». Pour Caroline Dumas de Medicat Partner, de nombreux salariés « abusent du système » et se mettent en arrêt quand leur employeur leur refuse des congés payés ou une rupture conventionnelle. « Pourquoi ne pas trouver un autre travail et démissionner plutôt que d’avoir l’intention de se mettre au chômage ? »
Un « continuum du harcèlement moral »
Fanny, qui souffre d’endométriose, n’a pourtant jamais cherché à frauder la Sécu’. C’est en 2016 que la maman commence à travailler avec l’organisme public (2), en tant que téléconseillère. En 2018, elle a obtenu une promotion et plus de responsabilités dans un autre service. « Ça se passait très bien, mes collègues connaissaient mes problèmes de santé et cela ne m’a jamais porté préjudice », raconte la quadra. Mais en 2019, un changement de direction a lieu et les nouveaux RH veulent serrer la vis et réduire la masse salariale. Les départs volontaires se multiplient et les arrêts maladie sont vus d’un mauvais œil. L’ancienne téléconseillère se souvient :
« Ils voulaient se débarrasser des gens pour n’importe quel prétexte alors ils contrôlaient les arrêts à tout-va. »
Pour pouvoir gérer à la maison ses crises de douleur qui augmentent, Fanny demande deux jours de télétravail par semaine. Requête refusée. Face à l’insistance des docteurs, elle finit par accepter d’être mise en arrêt maladie, d’abord deux semaines, puis deux mois, pendant l’été 2022. La première fois qu’un médecin toque à sa porte, un après-midi de juillet, elle se préparait à aller chercher sa fille à l’école : « Il est resté sur le palier et m’a dit qu’il était mandaté par ma société. C’était juste pour vérifier si j’étais chez moi. » La deuxième fois, elle est convoquée à un cabinet à plusieurs kilomètres de chez elle :
« J’ai dû prendre la voiture, j’étais très très anxieuse. Je suis tombée sur une médecin odieuse, j’en suis sortie vraiment pas bien. »
Fanny tente de retourner au boulot coûte que coûte, mais son médecin la remet en arrêt pendant l’hiver pour dépression et endométriose. Fanny est convoquée pour un nouveau contrôle… le 31 décembre. « Le médecin était plus que compréhensif, même lui ne comprenait pas ce que je faisais là le jour du réveillon », rapporte Fanny, qui a ressenti un « acharnement », avant d’être licenciée. L’avocate Laura Ballester a négocié l’accord à l’amiable entre la salariée et son entreprise, qui risquait un procès aux prud’hommes pour licenciement nul. Pour la spécialiste du droit du travail, ces pratiques sont courantes lorsque des employeurs cherchent à faire partir un salarié :
« Dans certains cas, quand un salarié a exprimé son mal-être au sein de l’entreprise, les contrôles médicaux sont le continuum du harcèlement moral. »
D’autant que les troubles psychosociaux au travail, en partie causés par les pratiques managériales, sont en hausse. La dépression, l’anxiété, le stress et le burn-out représentent 15 % des arrêts maladie, dont 22 % des arrêts maladies de plus d’un mois, selon l’étude annuelle Malakoff Humanis publiée en 2024. La santé mentale est devenue le deuxième motif d’arrêt après les affections ordinaires comme les grippes.
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De nombreux clients
Du vétérinaire du coin à Intermarché en passant par les télécoms… Les prestataires de contre-visites ne manquent pas de clients. Le service public n’est pas en reste. En 2021, SMP a remporté l’appel d’offre de la ville de Paris : une enveloppe de 595.000 euros pour quatre ans de contrôles médicaux à destination des fonctionnaires de la capitale. SMP a également offert ses services au département du Nord, au CHU de Nîmes (30), à la direction de l’administration pénitentiaire et à la Caisse primaire d’assurance maladie des Bouches-du-Rhône. Medicat Partner s’occupe aussi d’une Caisse d’assurance maladie : celle du Val-de-Marne. Quant aux chauffeurs de bus de Marseille et d’Aix-en-Provence (13) employés par la RTM, c’est Securex qui envoie des médecins sonner chez eux pendant leurs arrêts maladie.
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En 2022, le chiffre d’affaires de Securex, qui est basé en France et en Belgique, et propose d’autres services que les contre-visites, a atteint plus de huit millions d’euros. Mediverif a plafonné à deux millions en 2021, tandis que Medicat Partner est plus modeste, avec 950.000 euros en 2022.
Avis médicaux trafiqués et usurpation d’identité
Droit accordé en 1978 à l’employeur en contrepartie de l’obligation à indemniser les arrêts de travail pour maladie et accident, la contre-visite médicale aurait-elle été détournée de son objectif initial ? Si les médecins conseillers de la Sécurité sociale contrôlent les salariés aléatoirement, notamment ceux en arrêts maladie à répétition, les entreprises intermédiaires permettent des contrôles ciblés. Voire, systématiques. Sur sa page d’accueil, la Lilloise Securex promet à ses clients « une politique préventive et dissuasive ». Bruno (1), cadre chez Securex pendant huit ans, a claqué la porte de l’entreprise… En burn-out. Il témoigne :
« Quand on a un salarié en arrêt pour X ou Y raison, le but, c’est de lui faire peur pour le faire revenir au travail. »
Pour ne pas perdre leurs plus gros clients, les salariés de Securex ont intérêt à avoir un taux satisfaisant d’arrêts de travail abusifs. « À force de vouloir faire du chiffre, on employait des méthodes borderline, voire pas honnêtes », révèle Bruno. « Pour des clients importants comme Orange, les conseillers rappelaient le médecin pour demander s’il était sûr que le salarié ne pouvait pas reprendre le travail. »
Pour garder leurs clients, ces entreprises doivent avoir un taux satisfaisant d’arrêts de travail abusifs. /
Crédits : Yann Bastard
L’ancien de Securex évoque des médecins « chouchous » ou d’autres qui déclaraient que l’employé n’était pas chez lui, alors qu’ils n’avaient même pas fait le déplacement. Des dérives confirmées par d’autres témoins. Pascale (1), gestionnaire expertise médicale chez Securex pendant quatre mois, raconte :
« Si on n’était pas content des réponses du médecin, on le rappelait pour qu’il formule autrement. »
Pour ne pas laisser de preuve, les communications avec les médecins n’avaient lieu que par téléphone. Pascale se souvient aussi avoir trafiqué des documents :
« Il arrivait qu’on imprime le formulaire en cachant les passages qui nous dérangeaient, comme “pathologie préexistante”. »
Aux avis médicaux bidons s’ajoute l’usurpation d’identité. Selon Bastien (1), commercial pour la boîte pendant plusieurs années, afin d’éviter des conflits parfois violents avec les salariés contrôlés, certains professionnels de santé mandatés par Securex se feraient passer pour des médecins de la Sécurité sociale. Contacté par StreetPress, Securex affirme ne pas être en mesure de commenter ces témoignages pour des raisons de confidentialité. L’entreprise franco-belge assure collaborer avec des médecins qui adhèrent « à des principes très stricts ». De son côté, Medicat Partner affirme avoir supprimé de son réseau des médecins qui enfreignaient les règles déontologiques.
Absentéisme versus présentéisme
« Aujourd’hui, les gens sont en arrêt maladie pour de bonnes raisons, les abus ne sont pas du tout la situation la plus fréquente », s’agace le secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST). Médecin du travail depuis 40 ans, Jean-Michel Sterdyniak alerte sur les effets néfastes de ces contrôles qui favorisent le « présentéisme » :
« Les salariés travaillent malgré leur maladie parce qu’ils ne veulent pas perdre d’argent ou par peur des représailles. »
Si le syndicaliste estime que la plupart des médecins qui mettent du beurre dans les épinards avec ces contre-visites respectent le serment d’Hippocrate, les travailleurs en arrêt les vivraient particulièrement mal, quel que soit le diagnostic. « Ils le ressentent comme un manque de respect, surtout quand ils sont dans la boîte depuis 20 ou 30 ans », explique Jean-Michel Sterdyniak. Selon lui, les contre-visites médicales du privé servent moins à faire des économies qu’à mettre la pressions aux salariés :
« C’est un système tordu. »
(1) Les prénoms ont été modifiés.
(2) L’ancienne salariée a signé un accord de confidentialité avec son ancien employeur et ne peut pas le citer nommément.
Illustrations de Yann Bastard.