« L’expérience du CNR doit nous servir de boussole et nous inspirer » même si « les dynamiques de mobilisation ne se construisent jamais sur la nostalgie d’un passé mythifié », écrit Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, dans sa préface à la réédition récente, chez Grasset, du programme du Conseil national de la Résistance (CNR).

Ce programme, qui a refait surface face au néolibéralisme et à la montée de l’extrême droite héritière honteuse de Vichy, est bien sûr daté. Grâce à l’action de Jean Moulin, le CNR rassemble depuis mai 1943 les mouvements résistants de toutes obédiences, deux syndicats, CFTC et CGT, et cinq partis, de la gauche communiste à la droite antivichyste. Il veut être une force d’action et de proposition, sur la base d’un consensus patriotique.

Son programme, ratifié à l’unanimité en mars 1944, repose sur trois impératifs liés : l’indépendance nationale, la solidarité nationale, la puissance nationale. Il comporte deux volets, intimement liés également. Le premier, un « plan d’action immédiate », se propose d’organiser et d’intensifier la résistance sous toutes ses formes, en particulier armée, à travers des comités locaux.

Le second préconise des « mesures à appliquer dès la libération du territoire » : mesures politiques – soutien à de Gaulle, châtiment des traîtres, rétablissement de toutes les libertés démocratiques et du suffrage universel – et mesures économiques et sociales.

Un plan complet de sécurité sociale

Le programme prône « l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie » et « une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général ». Il souhaite y arriver par « l’intensification de la production nationale selon les lignes d’un plan arrêté par l’Etat » et « le retour à la nation de tous les grands moyens de production monopolisés, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques ».

Le programme vise « l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale », mais qui ne se limite pas au rôle prééminent de l’Etat. Il prévoit « le droit d’accès, dans le cadre de l’entreprise, aux fonctions de direction et d’administration, pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l’économie », ainsi que « la reconstitution, dans ses libertés traditionnelles, d’un syndicalisme indépendant, doté de larges pouvoirs dans l’organisation de la vie économique et sociale ».

Sur le plan social, des mesures s’attachent à garantir un pouvoir d’achat « qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine », le « droit au travail et le droit au repos » et la sécurité de l’emploi. Un paragraphe est consacré aux garanties à apporter aux travailleurs de la terre.

En point d’orgue, figure « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’Etat », sans oublier « une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours ».

Le dernier paragraphe insiste sur l’accès pour tous les enfants à la culture la plus développée quelle que soit la situation de fortune de leurs parents pour former « une élite véritable, non de naissance, mais de mérite ».

Le fruit d’un consensus transpartisan

Ce programme est le fruit d’un consensus transpartisan au sein de la Résistance, dans un contexte où le patronat, dans sa majorité déconsidérée par sa collaboration avec Vichy, fait profil bas.

Le contexte international joue aussi : depuis la grande crise des années 1930 et l’irruption du nazisme, les gouvernements des pays occidentaux démocratiques sont convaincus de la nécessité de réguler le capitalisme par une intervention de l’Etat, sur le plan tant économique que social. Et ce, y compris dans les pays à grande tradition libérale, aux Etats-Unis avec Franklin Delano Roosevelt, au Royaume-Uni avec le rapport Beveridge qui préconise un système de sécurité sociale.

Mais la France est le seul pays où toutes les mesures appliquées ici ou là le sont toutes ensemble : nationalisations, plan de modernisation incitatif, sécurité sociale, comités d’entreprise sont mis en place entre 1944 et 1947.

Ainsi, le programme du CNR est largement appliqué même si certaines propositions sont édulcorées ou oubliées : les comités d’entreprise ne concernent que les entreprises de plus de 50 salariés et n’ont en fait pas de pouvoir en matière économique ; le système de sécurité sociale sera moins universel qu’envisagé ; le plan Langevin-Wallon (du nom de deux intellectuels du PCF) de réforme démocratisant l’éducation est ignoré après le début de la guerre froide en avril 1947. Et le paragraphe sur « le développement et le soutien des coopératives de production, d’achat et de vente, agricoles et artisanales » n’aura guère d’impact.

Une disposition ira au-delà du programme du CNR : le droit de vote des femmes, qu’il n’évoque pas, est décrété par une ordonnance gaullienne à Alger dès avril 1944.

Une autre carence du programme sera en revanche largement approuvée : l’absence de prise en compte de l’aspiration des peuples colonisés à l’indépendance, le programme se limitant à proposer « l’extension des droits politiques, sociaux, économiques des populations indigènes et coloniales », la grandeur de la France alors défendue par tous passant par la consolidation de l’empire colonial. Il en résultera les sanglantes guerres de décolonisation.

Un nécessaire regard critique

L’histoire a cependant retenu ce qui constitue l’essentiel du programme : le modèle économique et social français d’économie mixte et de sécurité sociale, où l’Etat joue un rôle majeur et les partenaires sociaux un rôle finalement mineur.

Ce modèle, qui favorise la forte croissance et perdure pendant deux décennies, est mis à mal par la crise économique mondiale des années 1970 dans les pays occidentaux, la nouvelle concurrence internationale non maîtrisée sinon encouragée par l’Union européenne, l’impuissance des mesures keynésiennes habituelles à endiguer la montée du chômage et la désindustrialisation qui accompagnent un retour en force des idées néolibérales.

Bientôt la sécurité sociale est écornée, les services publics affaiblis, les syndicats de moins en moins considérés. La perte de souveraineté économique nationale n’est guère remplacée par une souveraineté à l’échelle européenne.

Avec le recul, un autre regard plus critique peut être porté sur le programme du CNR. Son application dans la politique économique et sociale des prétendues « Trente Glorieuses » a aussi donné lieu à ce que des écologistes baptisent volontiers les « Vingt Pollueuses ».

Sous la célébration consensuelle du productivisme et de l’incitation permanente à la consommation, sous la célébration du « progrès », les voix qui dès l’après-guerre ont sonné l’alerte sociale et environnementale ont été étouffées. La résistance des paysans ou celle des ouvriers des usines taylorisées ont été vues comme archaïques.

Sophie Binet a cependant raison de souligner un trait à retenir du programme du CNR, fondé sur la solidarité nationale et la lutte contre les inégalités : il « visait du neuf », dit-elle. Il faut toujours viser du neuf contre les dégâts sociaux et environnementaux du capitalisme actuel et, au-delà, contre le productivisme et la surconsommation des plus aisés. Mais, malgré les urgences, on est loin du consensus de mars 1944 !

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