« En 2023, mon revenu est devenu négatif. Aujourd’hui, je repars à la hausse. » Suite à la crise qui a durement affecté les acteurs du bio durant les trois dernières années, Jérôme Caillé, agriculteur dans les Deux-Sèvres, retrouve de l’espoir, tout comme de nombreux de ses collègues.
Établi en 2002 sur une exploitation de 100 hectares dédiée à la grande culture, ce responsable d’exploitation s’est tourné vers le bio en 2011 et a commencé l’année suivante un élevage de volailles pour diversifier ses activités. En 2017, il a investi dans deux nouveaux bâtiments pour l’élevage avicole, encouragé par la forte augmentation de la demande : « Il y avait un manque de volaille bio partout. »
Évidemment, ce n’est pas la fortune assurée. Après avoir réglé ses charges, Jérôme Caillé parvient à tirer un revenu équivalent à 986 euros nets par mois grâce au bio. Mais au moins, son exploitation était fonctionnelle. Cela a duré jusqu’à cette année 2023, où il a subi à la fois la grippe aviaire et la perte de ses clients. Les vides sanitaires de ses poulaillers se sont transformés en absence de commandes.
Un choc sur la demande
L’inflation après le Covid et la hausse des prix en début de guerre en Ukraine ont dans un premier temps été bénéfiques. Mais rapidement, les consommateurs, touchés financièrement, ont restreint leurs acquisitions de produits bio, jugés plus coûteux que ceux conventionnels. Alors que le marché français du bio avait doublé entre 2016 et 2020 pour atteindre 13,3 milliards d’euros, sa croissance a été interrompue en 2021 (– 0,5 %), suivie d’un déclin en 2022 (– 3 %) et d’une stagnation en 2023 (0 %).
Dans les grandes et moyennes surfaces (GMS), représentant 50 % du marché, cette situation a incité les responsables à retirer des produits des rayons, en raison de la rentabilité des linéaires, entraînant ainsi une chute des ventes (– 2 % en volume en 2021, – 7 % en 2022, – 13 % en 2023).
Du côté des magasins bio spécialisés, qui représentent 28 % du marché, l’année 2023 a été marquée par 298 fermetures, après 200 en 2022. Seule la vente directe a su tirer son épingle du jeu. Cependant, bien que son poids soit significatif (14 % du marché), sa dynamique ne compense pas les pertes.
Ce choc sur la demande a impacté en amont. Pour les agriculteurs, les pertes ont été évaluées par la profession à environ 300 millions d’euros par an ces deux dernières années, partiellement compensées par 200 millions d’euros d’aides d’urgence octroyées durant la période 2023-2024. Pour la première fois, en raison des cessations d’activité et des reconversions, les surfaces en bio ont diminué en 2023 (– 1,9 %).
La grande distribution en attente
Depuis, l’inflation a diminué. Et la demande pour le bio recommence à augmenter. Mais cette reprise d’activité n’est pas uniquement due à cela. Avec la crise, Jérôme Caillé témoigne : « Des groupements de producteurs se sont complètement désinvestis. Cela libère un marché très étroit : environ 2 % de la volaille consommée en France est bio ».
Henri Godron, président de Biocoop et vice-président de Synadis Bio, qui représente la distribution spécialisée, observe une tendance similaire. « Le marché reprend des couleurs. Bien qu’il y ait encore des fermetures de magasins, l’hémorragie semble se ralentir. » Et après deux années difficiles, Biocoop a enregistré une progression de son chiffre d’affaires « de plus de 5 % » durant les trois premiers trimestres. Mais là encore, au-delà du fait que cette croissance débute à un niveau plus bas, « c’est aussi lié à la baisse du bio dans les grandes et moyennes surfaces. Cela a attiré chez nous des clients qui n’y trouvent plus leurs produits ».
Car la grande distribution, qui est le principal moteur de la demande adressée à l’amont, ne semble toujours pas redémarrer.
« Auchan, Intermarché… J’ai rencontré plusieurs distributeurs, tous ont reconnu qu’ils avaient ralenti trop fortement, que des consommateurs s’étaient tournés vers d’autres options, raconte Jérôme Caillé, qui est également président de la commission bio de la Coopération agricole. Ils affirment aujourd’hui vouloir garder de la visibilité dans les rayons. Système U l’a fait, mais les autres réfléchissent encore ». On y verra plus clair d’ici la fin de l’année, lorsque leurs commerciaux auront négocié volumes et prix pour 2025. »
Pour leur part, les entreprises de transformation n’ont pas encore constaté de changements notables. Au contraire, Claire Dimier-Vallet, directrice de Synabio, déplore : « Nos membres ont observé une baisse de 4 % de leur chiffre d’affaires dans les GMS au premier semestre 2024. »
« Les arrêts d’activité ont apporté un répit, résume Sophia Majnoni, déléguée générale de la Fédération nationale d’agriculture biologique – Fnab). Mais je ne constate pas de reprise structurelle, alors que nous n’atteignons qu’un dixième des surfaces en bio. »
Soit très loin des 18 % ciblés dans trois ans, selon l’engagement de la France formalisé dans son Plan stratégique national pour la Politique agricole commune 2023-2027. Et encore plus éloigné des 25 % envisagés au niveau de l’Union européenne d’ici 2030.
Pour y parvenir, des mesures de fond sont nécessaires. D’une part, pour promouvoir la demande, d’autre part, pour garantir des revenus stables aux producteurs. Laure Verdeau, directrice de l’Agence Bio, souligne avec justesse ce premier axe :
« On ne peut pas décider d’imposer 18 % de surfaces en bio. Il faut qu’il y ait derrière 18 % de bio dans les assiettes des Français. Or, cette part a reculé l’an dernier de 6,4 % à 6 %, pendant que les Allemands sont à 9 %, les Suédois ou les Autrichiens à 10 %, les Danois à 12 %… »
Informer et éduquer
Pour réduire cet écart, poursuit Laure Verdeau, il est essentiel de redoubler d’efforts en matière d’information et d’éducation. Il faut expliquer aux Français que le bio est bénéfique pour leur santé et pour l’environnement. Que 70 % du bio est produit en France et que les importations se composent majoritairement de produits exotiques. Que ce n’est pas nécessairement plus cher si l’on combat le gaspillage et diversifie les sources de protéines. Et qu’il existe une différence entre le logo officiel AB et la multitude de labels « verts » qui introduisent la confusion dans les esprits.
La bonne nouvelle est qu’à cette occasion, grâce à des soutiens du secrétariat général à la planification écologique, l’Agence Bio a reçu un budget significatif pour sa campagne de communication « Bio-Réflexe », à hauteur de 15 millions d’euros sur les trois années suivantes.
Cependant, les principaux moyens de promotion institutionnelle proviennent des interprofessions, comme les 20 millions d’euros annuels pour l’interprofession laitière, par exemple. Ces interprofessions, organisées par filières (lait, porc, fruits et légumes, céréales…) où dominent les producteurs conventionnels, ne souhaitent pas discuter de publicités différenciées en faveur du bio.
On touche ici un problème fondamental. Le cadre légal français interdit l’établissement d’une interprofession « bio », sous prétexte que le bio n’est pas considéré comme un produit. Chaque agriculteur bio doit donc verser une cotisation à l’interprofession correspondant à sa filière. Et même si certaines interprofessions s’engagent un peu plus que d’autres, l’investissement en faveur du bio est largement inférieur au volume des cotisations reçues de ces producteurs.
« Au Danemark, l’Etat a contraint les interprofessions de filière à communiquer sur le bio. De plus, les agriculteurs bio ont également obtenu leur interprofession bio, contrairement à ce qui se passe en France, » précise Sophia Majnoni. Cela explique pourquoi dans un supermarché danois, chaque produit a son équivalent bio et que la part de consommation bio y est le double de la nôtre. »
Introduire des obligations contraignantes
Un autre levier serait, comme beaucoup l’aspirent, d’imposer la loi Egalim, qui stipule que 20 % des repas servis en restauration collective doivent être bio. La moyenne nationale est péniblement de 6 %, et ce uniquement dans les cantines scolaires.
Pourtant, de nombreuses régions dépassent largement ce seuil, atteignant même 100 %, sans augmentation du « coût matière », grâce à une meilleure gestion des gaspillages et une certaine végétalisation des menus. La question est moins celle du budget de fonctionnement que de l’investissement initial en animation et en formation. Diminuer le fonds vert des collectivités locales par rapport aux engagements initiaux n’aidera pas dans cette démarche.
Établir des obligations significatives, notamment pour les grandes surfaces, les interprofessions et les collectivités : le programme Ambition bio 2027 lancé par le ministère de l’Agriculture au printemps dernier se montre hélas peu ambitieux. Et il est regrettable qu’il n’y ait aucune mention du bio par la ministre Annie Genevard lors de son discours de passation ou lors du sommet de l’élevage, comme si cette thématique n’était pas primordiale au regard des enjeux climatiques et de biodiversité.
Protéger les producteurs nationaux
De plus, développer la demande ne suffira pas si, en contrepartie, les producteurs nationaux ne reçoivent pas un meilleur soutien et une protection face aux fluctuations du marché. Une fois de plus, la question se pose.
« Les acteurs du bio réclament un mécanisme de gestion de crise, comme c’est le cas pour le conventionnel », note Claire Dimier-Vallet.
Étant donné que le bio n’est juridiquement pas reconnu comme une filière, il ne peut pas bénéficier des outils européens pour la régulation des marchés. Les aides d’urgence apportées par la France aux producteurs bio au cours des deux dernières années ont été autorisées à Bruxelles au titre des aides d’État exceptionnelles en lien avec le Covid et la situation en Ukraine, mais pas dans le cadre du règlement sur l’organisation commune des marchés (OCM).
Le gouvernement porte cette demande à l’échelle européenne, mais cela pourrait s’avérer être un long combat : « Nous sommes presque les seuls à solliciter une modification du règlement OCM, car dans la plupart des autres pays européens, le bio ne traverse pas de crise », déclare Sophia Majnoni. Notamment parce qu’ « il » bénéficie d’un soutien très supérieur ».
Pour la déléguée générale de la Fnab, la crise du bio a commencé en 2017, lorsque la France a choisi de supprimer les aides au maintien, contrairement à la plupart de ses voisins :
Alors que les producteurs bio, après leur période de conversion, recevaient environ 120 euros par hectare en aides au maintien plus 80 euros de paiement vert, ils ne bénéficient désormais que d’un « écorégime » de 110 euros/ha. Cela les rapproche des producteurs conventionnels qui perçoivent 80 euros/ha dans le cadre d’un écorégime s’ils sont certifiés « haute valeur environnementale », qui est en réalité à peine contraignant sur le plan écologique.
Dans ce contexte, s’engager dans le bio – et surtout y rester – n’est plus vraiment incitatif. Faire évoluer l’enveloppe des aides attribuées par Bruxelles pour réduire l’argent alloué à l’agriculture destructrice, en faveur d’une agriculture respectueuse de l’eau, des sols, des espèces et de la santé? Cela encouragerait les agriculteurs en grande culture à adopter des pratiques bio et augmenterait significativement le nombre d’hectares concernés. Ce serait dans l’intérêt de la société, mais cela risquerait de contrecarrer les intérêts de acteurs influents.
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