Enseignement supérieur privé : bienvenue dans la jungle

Enseignement supérieur privé : bienvenue dans la jungle

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« Tu es un peu déçu par tes résultats Parcoursup ? », lançait sur un ton bienveillant Monique Canto-Sperber, dans une vidéo publiée sur X (ex-Twitter) en juin 2023. Pas de panique, rassurait immédiatement l’éminente professeure de philosophie, la solution existe : Atouts+, l’école privée qu’elle venait de fonder, et « premier Liberal Arts College (sic) à la française ».

« J’ai senti qu’on avait besoin de quelque chose de nouveau, un nouveau type de formation. Parce que les étudiants ont changé, parce que les savoirs se sont renouvelés. Atouts+ c’est justement la formation qui répond à ces nouveaux besoins et qui te donnera pour toute la vie une confiance inébranlable dans ce que tu auras appris et les méthodes de travail que tu as. »

Ce discours quelque peu stéréotypé, débité sur fond de musique d’ascenseur, aurait pu simplement faire sourire. Mais, dans le monde académique, il a plutôt fait grincer des dents : la fondatrice de cette école à 12 900 euros l’année est la même qui a dirigé pendant plusieurs années… l’Ecole normale supérieure.

Derrière ce transfert de prestige, beaucoup ont vu un symbole cruel de la manière dont l’enseignement supérieur privé a tranquillement prospéré tandis que l’université, et plus largement l’enseignement supérieur public, était aux abois.

Un triplement des effectifs en vingt ans

Longtemps resté marginal, le secteur privé est en effet sorti discrètement de l’ombre ces dernières années. A la rentrée 2022, il accueillait plus d’un étudiant sur quatre, soit deux fois plus qu’en 2000. Sur la même période, les effectifs du secteur ont triplé !

Un changement de base dont l’opinion et les pouvoirs publics ont tardé à prendre conscience. Pourtant, toutes les planètes étaient alignées pour qu’un tel basculement opère.

La démographie, tout d’abord : portée par les générations nombreuses nées au début des années 2000, la population étudiante n’a cessé d’augmenter au cours des dernières années, frôlant la barre des trois millions en 2021. Des flux que l’université, chroniquement sous-dotée, peine à absorber, sa mauvaise réputation en faisant même un repoussoir pour certaines familles. La demande était donc là pour une offre alternative de formation.

Parcoursup, ensuite, a constitué « une forme de stimulation de la demande » de privé, selon la formule de la sociologue Annabelle Allouch. Stressante, souvent cruelle pour les élèves les plus faibles et ceux issus de la filière pro relégués en fin de classement, imprévisible pour les enfants de classes moyennes et supérieures, la plate-forme d’affectation dans le supérieur fait l’unanimité contre elle dans les familles.

La voie était ainsi pavée pour le développement d’une offre privée, en partie accessible en dehors de Parcoursup, jouant la carte de la sécurité et du recrutement sur la base de la « motivation » davantage que sur le dossier scolaire, ce qui a tout pour rassurer à la fois les bacheliers les plus inquiets et leurs parents.

Le soutien public à l’apprentissage, enfin, a constitué une manne pour le secteur. La loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel (2018) a notamment simplifié les conditions de création des centres de formation d’apprentis et repoussé l’âge limite de l’apprentissage de 25 à 29 ans.

En 2020, les aides ont été revalorisées et élargies à l’enseignement supérieur jusqu’à bac+5. Comme l’expliquent les députées Béatrice Descamps et Estelle Folest :

« Du point de vue de l’établissement, l’apprentissage permet d’augmenter le nombre d’élèves inscrits ainsi que les ressources de l’école. Il permet d’économiser sur les dépenses de formation, puisqu’une partie importante de la formation de l’apprenti a lieu en entreprise. »

A ces facteurs externes, viennent certes s’ajouter les forces propres des établissements privés, en particulier leur capacité à proposer une offre de formation dans certains domaines où le secteur public n’a pas pu ou su suivre.

« Dans la logique de leur quasi-monopole antérieur de certaines formations médicales, paramédicales et artistiques, ils proposent actuellement des formations dans les domaines du design, de la création et du numérique, très attractives pour les jeunes et peu présentes dans le secteur public, ainsi que des formations en management aux frais d’inscription souvent très élevés », explique ainsi la sociologue Agnès Van Zanten.

Cette dernière ajoute que ces établissements « se sont aussi implantés dans des zones peu couvertes par l’offre publique, drainant des jeunes privilégiant la proximité ».

Désillusions et litiges

Face à une offre universitaire perçue comme dégradée et peu professionnalisante, les écoles et établissements privés ont développé auprès de leurs clients, comme le montre l’analyse des salons de l’enseignement supérieur où ils sont hégémoniques, un discours « enchanté » sur leur avenir professionnel.

A la promesse d’une formation en prise avec le marché de l’emploi et ses évolutions, faite d’interventions de personnalités issues du monde du travail et de nombreuses expériences en entreprise, vient s’ajouter celle d’un encadrement rapproché au sein de locaux stratégiquement situés dans l’environnement urbain.

Le succès est tel, en tout cas, que le secteur fait l’objet de grandes manœuvres avec la constitution de grands groupes adossés à des investisseurs internationaux. A la fois extrêmement rentable et peu risqué, l’enseignement supérieur s’avère en effet être un véritable eldorado pour capitalistes.

Mais l’eldorado s’est très vite transformé en jungle. On ne compte plus les désillusions d’étudiants à qui certaines officines peu scrupuleuses ont vendu des diplômes « reconnus » alors qu’ils sont sans valeur, des formations en alternance alors qu’aucune convention n’a été signée avec des entreprises. Voire qui ont carrément fermé leur porte en cours d’année, laissant les élèves sur le carreau.

C’est la multiplication de ces litiges qui a fini par attirer l’attention des pouvoirs publics – qu’il s’agisse de la Direction générale de la concurrence et de la répression des fraudes (DGCCRF), de la médiatrice de l’Education nationale ou des députés – sur le développement incontrôlé et le manque de régulation du secteur.

Car on oublie souvent que, depuis 1875, l’enseignement supérieur est libre. Autrement dit, nul besoin d’autorisation ou d’accréditation : une simple déclaration aux autorités suffit pour ouvrir demain une école de commerce, une prépa médecine ou un institut de formation aux métiers de la communication. Hors établissements conventionnés, le ministère de l’Enseignement supérieur n’a guère d’autorité sur ces organismes, qui relèvent d’abord du droit commercial, et encore moins de moyens humains à dédier à leur contrôle.

L’Etat, en revanche, garde le « monopole de la collation des grades et des titres universitaires », c’est-à-dire le droit exclusif de délivrer des diplômes de type licence, master ou doctorat, ou d’autoriser un établissement à les délivrer après accréditation.

On comprend, dans ces conditions, la confusion des familles découvrant un peu tard que le « Bachelor » qu’elles ont payé 15 000 euros sur trois ans n’est pas reconnu par l’Etat, ou que le « Mastère » de telle ou telle école n’ouvre pas du tout les mêmes portes qu’un « Master » délivré par une université.

Bataille pour les parts de marché

L’enseignement supérieur privé ne saurait toutefois être résumé à une bande de margoulins sans foi ni loi. Même si – et cela fait partie du problème – personne n’est en mesure de dresser un tableau complet du secteur, les états des lieux les plus exhaustifs mettent en évidence que la majorité des établissements qui le composent sont à but non lucratif, sous statut associatif, consulaire (écoles de commerce) ou de fondation.

Une partie d’entre eux est même reconnue par l’Etat comme participant au service public de l’enseignement supérieur, sous condition d’une « gestion désintéressée » et d’une évaluation par une instance nationale. Les facultés catholiques de Lille, Lyon et Angers, HEC, le Centre de formation des journalistes (CFJ) de Paris ou encore l’Ecole supérieure d’agriculture de Nantes font partie des 64 EESPIG ainsi reconnus à ce jour. Un tiers seulement des établissements supérieurs privés relèverait du lucratif.

Le développement anarchique du secteur a exacerbé ces différences de positionnement.

« L’enseignement supérieur, a fortiori privé, n’est pas un secteur économique comme un autre : il est actuellement moins contrôlé par l’État que n’importe quel autre pan de l’économie française, alors même qu’il a des conséquences durables pour notre société et l’individu », dénonçait récemment… la Fédération des établissements d’enseignement supérieur privé d’intérêt collectif (Fesic).

Le président de la Conférence des grandes écoles expliquait l’an dernier que les établissements – publics et privés – qu’il représente « sont exaspérés de se retrouver en concurrence avec des officines d’enseignement supérieur qui vantent leurs mérites de manière très agressive, avec de gros moyens de communication, en s’opposant au modèle pédagogique de nos écoles ».

Derrière les valeurs pointe ainsi la crainte de perdre des parts de marché pour des institutions qui (se) dépensent beaucoup pour maintenir leur réputation – sans doute l’actif le plus précieux d’un établissement d’enseignement. D’où leur demande de régulation accrue du secteur.

Après l’annonce, pour 2024, d’une plate-forme répertoriant l’ensemble des formations, publiques ou privées, reconnues par l’Etat, c’est finalement la piste d’un label qui semblait privilégiée par le ministère de l’Enseignement supérieur en début d’année. Celui-ci, utilisable dans la communication des organismes concernés, garantirait la qualité des formations (présence d’une équipe permanente d’enseignants, transparence sur les frais d’inscription…) et serait aisément lisible par les familles.

Le diplôme comme un bien plutôt que comme un droit

Mais le dossier n’avait guère plus avancé au moment de la dissolution. Devant les syndicats de l’enseignement supérieur, vendredi dernier, Patrick Hetzel s’est simplement dit « très attaché » à la régulation du secteur, estimant que « l’Etat doit faire le tri entre le bon grain et l’ivraie », tout en défendant la légitimité d’une offre privée. Au point qu’elle vienne faire concurrence, voire se substitue, à une offre publique en crise ?

« Dans l’enseignement supérieur comme dans les autres services publics, aucun responsable politique ne criera haut et fort qu’il « veut plus de privé », explique Annabelle Allouch. Cela n’empêche pas qu’aient été mises en œuvre des « petites » mesures présentées comme techniques (Parcoursup, financement de l’apprentissage…) pour éviter la résistance des syndicats et des étudiants, mais qui, mises bout à bout, réforment en profondeur le secteur. »

De fait, il est difficile de ne pas lier, d’un côté, les largesses et la mansuétude dont bénéficie le secteur privé et, de l’autre, les difficultés budgétaires et les propos dévalorisants sur l’université « non-professionnalisante » ou l’« islamo-gauchisme ». « Ce sont les deux faces d’une même pièce », assure la sociologue :

« On retrouve l’idée partagée par un grand nombre de personnes, de droite comme de gauche mais qui souvent n’ont pas été formées à l’université, selon laquelle le public coûte cher et doit être réservé aux publics défavorisés. Alors on stimule à la fois l’offre et la demande pour qu’émerge une offre privée à destination des classes moyennes et supérieures – ce dont l’école lancée par Monique Canto-Sperber est un bon exemple. Petit à petit, le diplôme tend à être vu comme un bien plutôt que comme un droit. »

Alors que les privilèges et dérives des établissements privés dans le primaire et le secondaire ne sortent plus de l’actualité, il serait temps de mettre aussi l’enseignement supérieur privé sous surveillance.

Retrouver notre dossier « Le privé à l’assaut de l’enseignement privé »

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