Le prix de la Banque de Suède en sciences économiques 2024 a récompensé Daron Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson (AJR) pour leurs travaux portant sur les effets des institutions sur la prospérité économique des pays dans le long terme.

Le message principal, dans les pas de précédents lauréats comme Douglass North et Elinor Ostrom, est le suivant : « les institutions comptent ». La conception des institutions de AJR est pourtant une copie bien pâle de ce que dessinent des perspectives d’économie politique institutionnaliste.

Contrairement à ce que titrait le journal Le Monde, les économistes n’ont pas attendu les lauréats de cette année pour « découvrir l’histoire ». Une voie d’histoire globale pour l’étude des institutions en économie reste plus que jamais nécessaire.

Ce n’est qu’à sept reprises que des travaux s’intéressant aux institutions (au sens large) ont été récompensés au cours de l’histoire du prix de la Banque de Suède. Il est plus que bienvenu de reconnaître l’importance de construire la recherche économique autour de la nature et la place des institutions.

Un « tournant colonial » dans l’économie du développement ?

Les travaux d’AJR proposent, notamment avec leur ouvrage phare Why Nations Fail (2012), de prendre en compte les institutions héritées des trajectoires coloniales pour construire un cadre explicatif des différences de prospérité et de croissance économiques entre pays.

Ces recherches s’inscrivent dans le « tournant colonial dans la Nouvelle économie institutionnelle (NEI) du développement », dans une vision « améliorée » par rapport aux premières vagues qui concluaient notamment que la dichotomie entre les traditions de droit civil à la française et de common law anglo-saxonne permet de comprendre l’essentiel des « origines légales des différences économiques ».

Partant d’un tel niveau de délaissement du fait colonial en économie du développement mainstream, la publication des travaux des trois économistes sur les institutions dans des revues rétives à ce genre de problématiques et l’aura conférée par le prix suédois peuvent certes apparaître comme des pas dans la bonne direction.

Mais est-ce une révolution intellectuelle ou une intégration au paradigme dominant ? Nous rejoignons les voix ayant déjà souligné que l’institutionnalisme dominant admet le colonialisme dans son histoire pour mieux l’exclure de sa théorie. Une rapide exposition de la matrice théorique d’AJR permet d’illustrer cette critique.

Les institutions en quatre cases

Daron Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson font une distinction entre les institutions politiques et les institutions économiques, chaque type se déclinant ensuite selon deux modalités : extractives ou inclusives. Malheur aux pays qui auraient des institutions extractives ! Ils seraient en effet irrémédiablement pris dans un cercle vicieux sur le long terme, expliquant ainsi les inégalités de développement.

Les institutions politiques extractives renvoient à une forme d’exercice du pouvoir qui se serait incarnée sous l’absolutisme en Europe, ou, de manière plus contemporaine, à une captation du pouvoir par les élites. Cette concentration du pouvoir politique aurait tendance à favoriser l’émergence puis la reproduction d’institutions économiques extractives, définies comme celles ne respectant pas les droits de propriété privée et érigeant des barrières à l’entrée sur les marchés. Ce type d’institutions aurait pour effet de freiner les gains de productivité, et in fine la croissance économique, car le non-respect de la propriété privée désinciterait l’investissement et l’innovation.

À l’opposé, se trouvent les institutions inclusives. L’inclusivité sur le plan politique réfère à des institutions caractérisées par l’État de droit : une pluralité d’opinions, sur le modèle du Parlement anglais post-Révolution glorieuse de 1688, rendant possible la participation du plus grand nombre aux décisions politiques par l’intermédiaire de la représentativité. Les institutions économiques inclusives, quant à elles, se définissent par le respect de la propriété privée, rendu possible par l’existence d’un État suffisamment fort pour faire respecter les droits de propriété, les contrats, et pour assurer une justice impartiale.

Dans cette matrice à quatre cases, les diagonales sont réduites à des situations transitoires, selon la formule d’AJR. Une société ayant des institutions politiques extractives et des institutions économiques inclusives, ou vice-versa, se trouverait dans un équilibre instable, nécessairement amené à évoluer vers des institutions économiques et politiques entièrement inclusives ou extractives – un cercle tantôt vertueux, tantôt vicieux, auquel les trajectoires nationales ne semblent guère pouvoir échapper.

Si la possibilité que les institutions évoluent à la suite d’actions collectives est envisagée par AJR, ce n’est qu’en la circonscrivant bien à un carrefour entre les deux seules trajectoires prédéterminées.

Un premier niveau de critique, le plus évident, revient à pointer les cas qui contredisent le pouvoir explicatif de la théorie. À cet égard, la transformation actuelle de la Chine en puissance capable de restructurer l’espace mondial sans être dotée du parangon d’institutions politiques inclusives constitue l’éléphant au milieu de la pièce.

Mais c’est sur la question ontologique et méthodologique qu’une ligne rouge doit, à notre sens, être tracée par une économie politique institutionnaliste pour objecter à la démarche d’AJR.

De la redécouverte de l’Histoire au déterminisme

À quoi tient donc l’instauration d’institutions inclusives ou extractives ? D’après AJR, le taux de mortalité des colons est le facteur déterminant d’une installation plus ou moins massive de migrants, et donc d’une création d’institutions plus ou moins inclusives pour garantir les droits et les biens de ces derniers.

La mortalité des colons surviendrait à 80 % après avoir contracté la fièvre jaune ou la malaria. Autrement dit, la nature des institutions serait à l’origine déterminée par des piqûres de moustiques… Tant de circonvolutions pour in fine retomber sur une explication relevant du choc exogène !

Leur analyse se fait toujours au sein du pays considéré : un tel nationalisme méthodologique empêche (refuse ?) d’intégrer dans l’explication théorique du développement inégal les effets concrets de la colonisation et les relations internationales asymétriques entre régions du monde.

Étudier les mêmes institutions qui constituent des « boîtes noires » aux yeux de la Nouvelle économie institutionnaliste est une tâche entreprise de longue date par plusieurs courants, à la fois en économie et dans une histoire s’affirmant bien distincte de celle dont se réclament AJR.

Plutôt que d’ériger une forme de propriété idéale de manière anhistorique, étudier les formes de propriété « imparfaites » révèle tant leur permanence en Europe que leur rôle dans la croissance agricole et l’insertion dans le commerce international, notamment dans le cas du Brésil.

Les perspectives de l’histoire globale

Dans les colonnes du journal Le Monde, Robert Boyer ironise sur l’attribution du prix à AJR : « Si le jury persiste dans cette voie qui frise l’hétérodoxie, il pourrait bien arriver à prouver dans dix ans que la science économique est pertinente pour comprendre notre monde ! ». Si l’on ne peut se satisfaire du cadre d’AJR pour comprendre notre monde inégal, il nous semble qu’un rapprochement entre l’économie politique institutionnaliste (EPI) et l’histoire globale est fertile.

L’EPI, dans laquelle s’inscrit notamment la théorie de la régulation, a pour objet d’interroger les rapports conflictuels entre groupes sociaux à l’origine des institutions, de leur évolution et de leur transformation. C’est en intégrant les facteurs internes et externes dans son explication de la dynamique institutionnelle qu’il est possible d’entrevoir une explication globale du développement inégal.

L’histoire globale partage des problématiques communes avec l’EPI, puisque ce courant historiographique étudie les connexions entre les régions du monde et s’attache à examiner les mécanismes qui ont rendu possible l’essor occidental, en particulier la colonisation européenne, et par là même la formation d’une économie mondiale connectée et hiérarchisée.

Ce rapprochement est nécessaire, et il aurait le mérite de dépasser les limites du nationalisme méthodologique par l’échelle de l’empire, tant colonial que néocolonial, afin de comprendre le développement inégal sur le temps long.

Nicolas Pinsard est maître de conférences à l’Université de Lille, membre du Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé).

Emma Tyrou est doctorante en sciences économiques à l’Université Sorbonne Paris Nord et au centre d’économie de l’Université Paris 13 ; attachée temporaire d’enseignement et de recherche à Sciences Po Lille.

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