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La traduction française de Hitoshinsei no Shihonron (Le capital dans l’anthropocène), best-seller du philosophe japonais Kohei Saito, spécialiste de Marx, vient de paraître sous le titre Moins ! La décroissance est une philosophie (Seuil, 368 p. 23 euros).

Dans ce livre, Kohei Saito, qui participe à un projet international de réédition des œuvres complètes de Marx et Engels, nous donne une nouvelle lecture de l’auteur du Capital, sur la base de textes écrits à la fin de sa vie et inédits. Le vieux Marx avait compris que le développement indéfini des forces productives, même dans un régime de propriété collective des moyens de production, était écologiquement destructeur.

Le communisme, c’est d’abord la gestion collective des biens communs, dont la santé et un travail épanouissant pour tous, dans un environnement habitable mais fini. Ce qui implique de tourner le dos à la croissance indéfinie et de construire démocratiquement une sobriété partagée. Ce que Kohei Saito appelle un « communisme de décroissance ». Il nous invite à revenir à Marx pour comprendre et surmonter la crise de l’anthropocène.

Vous faites de Karl Marx, un écologiste, un décroissant. Etes-vous fou ? Marx remettait en cause la propriété privée des moyens de production, mais pas le productivisme !

Kohei Sato : Cette vision classique de Marx est simplement fausse. Marx a laissé à la fin de sa vie des cahiers, des manuscrits, des lettres qui montrent qu’il s’intéressait de près aux questions écologiques. Il a été notamment marqué, en 1865-1866, par les travaux de Justus von Liebig sur la chimie agricole et la dégradation de la fertilité des sols. Il en a tiré une analyse des relations entre système socio-économique et environnement, théorisée sous le terme de « métabolisme matériel ».

Il était devenu évident, pour Marx, que l’une des contradictions centrales du capitalisme est la crise écologique qu’il induit, du fait d’une recherche illimitée du profit et d’une croissance illimitée de la production de biens matériels. J’essaye de montrer, moi comme d’autres, à travers l’étude de ses textes et le projet international auquel je collabore de réédition de ses œuvres complètes, dont de nombreux inédits, que nous devons reconsidérer notre vision de Marx. Nous devons plutôt le voir comme un éco-socialiste.

Il y a encore des socialistes qui pensent qu’en sortant du capitalisme, ses contradictions seront résolues, y compris les désastres écologiques qu’il engendre. De meilleures technologies seront mobilisées, qui permettront aux sociétés de mieux se développer. Les écrits du vieux Marx sur la relation « métabolique » entre l’homme et la nature battent en brèche cette vision du progrès. Il y a des limites physiques à la croissance et beaucoup de socialistes sont trop optimistes à l’égard de la technologie. Si le système capitalisme est par nature destructeur de la nature, alors la propriété collective des moyens de production n’est pas en soi ce qui va régler le problème écologique.

La solution est dans ce que j’appelle un « communisme de décroissance ». Le terme de décroissance n’existait évidemment pas à l’époque de Marx, mais la lecture de ses derniers écrits, où il abandonne son optimisme sur le « développement des forces productives », conduit à cette idée.

En quoi cette relecture de Marx est-elle importante aujourd’hui ? A-t-on vraiment besoin de Marx pour comprendre que le « développement des forces productives » conduit à la ruine de la planète ?

K. S. : Nous sommes d’accord : la croissance indéfinie, ce n’est pas bon pour l’environnement, et nul besoin de Marx pour le comprendre. Cette nouvelle lecture de Marx n’en est pas moins précieuse. Elle invite chacun d’entre nous à repenser la relation entre capitalisme et crise écologique. Comme je l’ai déjà dit, chez les socialistes, beaucoup n’accordent pas assez d’importance à la question écologique. Mais inversement, du côté des écologistes, la question du rôle du capitalisme dans la crise écologique n’est pas toujours bien comprise.

Si l’on reconnaît que le capitalisme crée le désastre écologique que nous connaissons aujourd’hui avec le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité, alors il faut critiquer le capitalisme de manière radicale. En ce sens, la critique qu’en fait Marx est utile pour nous aujourd’hui. Beaucoup pensent que l’on peut sortir de la crise écologique en régulant mieux le capitalisme : taxer les riches, taxer le carbone, etc. C’est la position d’auteurs comme Thomas Piketty ou d’autres. Je pense que cela ne suffit pas et qu’il faut aller plus loin.

Quant aux défenseurs de la décroissance, ils ne discutent pas vraiment le modèle capitaliste, même si les choses changent un peu. On le voit par exemple avec l’évolution de la pensée de Serge Latouche, beaucoup plus critique à l’égard du capitalisme aujourd’hui qu’il ne l’était dans les années 1980, où il renvoyait dos à dos capitalisme et socialisme. En un sens, avec mon livre, je dis à ceux qui se réclament du socialisme que les partisans de la décroissance ont des choses importantes à leur dire et aux partisans de la décroissance qu’ils doivent parler avec les socialistes. Ils partagent, au fond, le même ennemi. C’est à ce dialogue qu’invite l’idée de « communisme de décroissance ».

Vous opposez ce que vous appelez communisme de décroissance à la régulation du capitalisme. Mais ne peut-on imaginer, dans une économie de marché, des régulations fortes à la hauteur des enjeux écologiques ? Par exemple des règles qui feraient que je sois amené à utiliser une voiture partagée plutôt que d’en être propriétaire…

K. S. : Dans l’exemple que vous donnez, vous introduisez une limitation de la propriété privée et des besoins individuels. Cela va dans le sens de ce que je pense, mais ce n’est absolument pas ce qui ressort des débats actuels sur les politiques à mener face à la crise écologique. On discute par exemple de taxer davantage les riches, mais pas du tout de limiter la propriété privée des voitures et la consommation de viande, d’interdire les vols sur courte distance et les jets privés, d’interdire la publicité pour des biens non durables… Ce qui irait fondamentalement contre la logique du capitalisme.

Bien des partisans de la décroissance sont aussi des ennemis des éoliennes et des voitures électriques. Comment pensez-vous la technologie ?

K. S. : Nous ne réglerons pas la crise climatique par la technologie. C’est évident s’agissant des technologies qui viendront trop tard – à supposer qu’on les maîtrise un jour, comme la fusion nucléaire. Mais c’est évident aussi s’agissant des technologies d’aujourd’hui, comme la voiture électrique, dont l’empreinte écologique pourrait devenir tout aussi insoutenable que la voiture thermique. Cependant, pour décarboner notre économie, il est tout aussi évident que nous avons besoin de voitures électriques, d’éoliennes, de panneaux solaires, de batteries. Autrement, il nous faut revenir à un mode de vie médiéval et être trois fois moins nombreux sur Terre.

Nous devons donc sortir des postures extrêmes. Face à un capitalisme qui, par essence, ne peut résoudre la crise écologique, le communisme de décroissance est au fond une position modérée et raisonnable. Prenons votre exemple des voitures électriques : elles sont nécessaires, mais nous détruirons la planète si nous voulons absolument produire autant de véhicules qu’aujourd’hui et rouler dans de grosses voitures. Nous pouvons en produire beaucoup moins, de plus petite taille, et les partager.

Le communisme de décroissance, ce n’est pas le mode de vie Amish, ce n’est pas le refus du progrès technologique, et les marxistes reconnaissent au contraire l’importance des sciences et des techniques. Mais c’est à l’opposé de la logique d’accumulation du capitalisme, qui cherche à vendre toujours plus de plus grosses voitures parce que c’est profitable, et qui ce faisant détruit la planète.

Comment faire avancer le communisme de décroissance sans tomber dans une dictature verte ?

K. S. : C’est une vraie question. Cela passe par la vitalité de la démocratie à la base, via les associations et les syndicats. Par la concertation à l’échelle des municipalités de la gestion des communs que sont la qualité de l’air, la qualité de l’eau, l’accès aux services publics. Par la démocratie participative, comme on l’a vu par exemple en France avec les propositions apportées par la Convention citoyenne sur le climat. J’insiste en particulier, dans mon livre, sur l’importance de la coopération locale. Dans beaucoup de lieux, et souvent dans de grandes villes, comme Barcelone, Paris, Copenhague ou Berlin, on voit émerger des expériences de gestion partagée des communs, sous la pression des citoyens. Des villes réussissent à introduire des normes ambitieuses sur la circulation des automobiles ou en matière d’urbanisme.

Ces régulations concertées démocratiquement à une échelle territoriale peuvent faciliter les nécessaires transformations à l’échelle nationale et internationale. Car bien sûr, même si les expériences locales positives que nous observons aujourd’hui peuvent atteindre une certaine taille, la question du passage à l’échelle reste posée. C’est la raison pour laquelle j’oriente mes recherches, aujourd’hui, sur la question de la planification démocratique : face à l’urgence écologique, nous devons changer d’échelle et nous devons le faire rapidement. Mais quand vous voulez passer à l’échelle et avancer vite, il y a toujours le risque de tomber dans ce que j’appelle le « maoïsme climatique ».

La décroissance, c’est valable aussi pour le « Sud global » ?

K. S. : Les pays du Sud ont plutôt besoin de faire croître beaucoup de biens : la santé, l’éducation, les transports, l’énergie, l’alimentation… La décroissance est fondamentalement une réponse pour le « Nord global », qui a une responsabilité historique dans la crise écologique mondiale. Et je pense que nous engager sur la voie d’un communisme de décroissance, en reconnaissant ce que nous avons à apprendre des pays d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique, ce serait aussi permettre la nécessaire refondation du dialogue Nord-Sud. Aujourd’hui, le « Nord global » inspire la défiance et est accusé de pratiquer un double standard. On le voit avec la guerre en Ukraine et à Gaza.

Votre livre a été vendu à un demi-million d’exemplaires au Japon. Pourquoi ce succès ?

K. S. : J’y vois deux explications. Mon livre est sorti au moment du Covid. Les gens ont dû rester chez eux, en famille, ont moins consommé. Ce fut un moment propice à la réflexion sur les contradictions du système économique, sur la crise écologique, sur les inégalités sociales. Une autre raison, plus spécifique au Japon, est que notre économie stagne depuis trente ans. Les réformes libérales pour relancer la croissance n’ont fait que creuser les inégalités et reculer les services publics. Les gens sont mécontents de ces réponses. Ils commencent à réaliser que le miracle de la croissance des années 1970 ne reviendra pas et, donc, que dans un pays sans croissance, il faut inventer autre chose pour que chacun puisse espérer une vie décente.

Ils commencent aussi à réaliser qu’on peut vivre bien sans croissance, mais à condition de préserver et consolider les biens communs que nous avons déjà su construire : un bon système éducatif, un bon système de soins, un bon système de transports, une alimentation saine… Bref, peut-être parce qu’ils sont confrontés pour de bon à l’arrêt de la croissance, les Japonais commencent à comprendre avec une longueur d’avance sur les Européens et les Américains que le PIB ne fait pas le bonheur. Et qu’il faut réfléchir à une alternative.

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