Un caprice à 44 milliards de dollars ? Le 28 octobre 2022, le rachat mouvementé de Twitter par Elon Musk, première fortune mondiale, laissait les analystes circonspects. Quelle utilité un entrepreneur spécialiste de l’automobile et du spatial aurait-il d’un réseau social ?

Face aux sceptiques, Elon Musk promettait un nouveau grand coup : transformer Twitter, rebaptisé X, en une super-application similaire à l’appli chinoise WeChat. Les ambitions étaient immenses : X devait proposer des services bancaires, une appli de rencontre, des usages professionnels similaires à LinkedIn ou encore une messagerie rivale de Whatsapp.

Deux ans après, l’application a pourtant peu changé, excepté le lancement d’une version payante donnant accès à quelques fonctions en plus et à l’outil d’intelligence artificielle Grok. En avril 2023, elle n’avait séduit que 640 000 usagers, sur 586 millions mensuels, soit à peine plus de 0,1 %.

« Payer pour à peu près les mêmes usages a très peu d’intérêt » résume Julien Nocetti, chercheur au Centre géopolitique des technologies de l’Ifri. Selon lui, « concevoir une super-application est affreusement difficile. L’évolution de WeChat en ce sens a eu lieu grâce au travail de milliers de développeurs et de gros montants financiers. »

Or, Elon Musk a viré 80 % des employés de Twitter à son arrivée…

Outre le manque de personnel pour concevoir ces fonctionnalités, X fait face à des contraintes plus structurelles dans sa quête pour devenir le couteau suisse de la vie en ligne. Si ce modèle a émergé en Chine, c’est d’abord car les app stores classiques de Google et d’Apple n’y existent pas, permettant à WeChat ou Alipay de les remplacer en intégrant des services externes dans leur application.

Par ailleurs, ces super-applis sont centrées autour du paiement : le géant du e-commerce Alibaba a créé Alipay et la messagerie WeChat a proposé des transferts d’argent entre proches une fois devenu incontournable. Des spécificités dont ne dispose pas X. Quant au paiement par QR code via ces applis, il est peu utile pour des utilisateurs occidentaux ayant déjà une carte bancaire.

Un projet plus politique qu’économique

Elon Musk a-t-il échoué ? Tout dépend de ses objectifs réels. « On peut se demander si le projet était industriel ou idéologique », questionne Julien Nocetti, qui penche pour la seconde option. Un avis partagé par Romain Badouard, enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication à Assas, qui rappelle qu’Elon Musk est un libertarien :

« Il a racheté Twitter pour promouvoir une version absolutiste de la liberté d’expression. »

Le milliardaire en a fait un cheval de bataille, ce qui a pu séduire différentes sensibilités politiques. « En France, c’est surtout les mouvements sociaux qui accusent les plateformes de les censurer. Aux Etats-Unis, ce sont les conservateurs », indique Romain Badouard.

Mais la liberté d’expression selon Musk semble surtout favoriser la droite radicale. Dès son arrivée, il accuse l’ancienne direction de censurer ou d’invisibiliser les comptes de cette tendance idéologique et fait fuiter des révélations sur leurs pratiques de modération. « Il s’agissait de cas ponctuels, mais qui ont nourri le discours d’Elon Musk » explique Romain Badouard. Le milliardaire remercie ensuite la plupart des modérateurs et rétablit de nombreux comptes de l’alt-right américaine suspendus après la prise du Capitole en 2021, dont celui de Donald Trump, avec qui Elon Musk ne cache plus sa proximité.

Plus largement, pour Julien Nocetti, « l’algorithme a évolué et on est bien plus exposé aux contenus de droite radicale, voire complotistes ». Conséquence : les polémiques se sont multipliées et le débat sur X est de plus en plus brutal. Si les militants d’extrême droite rejoignent la plateforme, certains utilisateurs progressistes partent eux vers Threads, Mastodon ou Bluesky.

« La plupart des usagers restent, mais il est possible qu’ils participent moins du fait du pourrissement du débat », estime Romain Badouard.

Avec 251 millions d’utilisateurs quotidiens mi-2024, le réseau stagne depuis le rachat.

Guerre contre les régulateurs

Effrayés par les polémiques, les annonceurs désertent : selon le New York Times, les revenus publicitaires, qui représentent 90 % des revenus de X, ont chuté de 53 % sur un an au deuxième trimestre 2024 ! Le chiffre d’affaires est passé de 4,4 milliards de dollars en 2022 à 3,4 l’an dernier et l’entreprise, qui n’est plus cotée et donc ne publie pas ses comptes, est vraisemblablement déficitaire.

Sa valeur s’est effondrée : selon le fonds d’investissement Fidelity, X ne vaudrait plus que 9,4 milliards de dollars, soit – 79 % en deux ans ! Outre les pertes personnelles d’Elon Musk, les sept banques lui ayant prêté 13 milliards de dollars, dont BNP Paribas et Société générale, ne parviennent pas à se défaire de leurs obligations, qualifiées de « pire opération bancaire depuis la crise de 2009 ».

A cet échec s’ajoutent les sanctions pour non-respect des lois de modération des fake news et des contenus appelant à la violence, à la haine. L’ex-commissaire européen Thierry Breton a ainsi menacé X d’amendes allant jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires mondial si les obligations du Digital Services Act ne sont pas remplies. Le Brésil a quant à lui interdit le réseau fin août suite à son refus de nommer un représentant légal dans le pays.

« Jusqu’à récemment, la régulation des plateformes était marquée par une forte différence entre les régimes autoritaires et démocratiques. Désormais, ces derniers sont beaucoup plus décomplexés en matière de modération », explique Julien Nocetti.

Acculé, Elon Musk persiste à se présenter en défenseur de la liberté d’expression face à la censure étatique et compte sur une victoire de Donald Trump pour que l’Union européenne infléchisse sa position. Un pari risqué pour Romain Badouard :

« Elon Musk peut parader, mais ses actionnaires vont le lâcher s’il perd le marché européen. »

Après l’affaire Pavel Durov, cette bataille s’annonce décisive pour l’Internet de demain.

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