Après quelques secondes d’hésitation, Jérémie l’affirme sans détour : « Si tout était à refaire, je le referais. » Surprise. Aucun regret ne pèse sur les épaules de ce cinquantenaire pourtant « revenu des enfers », après s’être arraché, depuis deux ans maintenant, aux griffes d’une « spirale autodestructrice ». Celle de longues années passées à frayer dans le milieu gay du chemsex, associé au barebacking – une pratique traduisible par « chevaucher à cru », qui vise à se passer sciemment de préservatif. Au souvenir de ses soirées partouze, et depuis le siège qu’il occupe derrière son écran d’ordinateur, ce chef de structure évoque des « nuits mortifères ». À cause d’une consommation intensive de drogues, oui. Mais aussi de la « fétichisation » du risque de transmission du VIH dont il était porteur. « Dans notre microcosme, on parlait de “plombage” », précise le Montpelliérain.

Un levier érotique a minima contre-intuitif, par le biais duquel des séro-divergents entretiennent un rapport impliquant un négatif (neg, dans le jargon) souhaitant être contaminé par son partenaire positif (poz). Inquantifiable tant il est ultra marginal – et tabou –, ce fantasme avait été révélé au grand public au gré d’expositions médiatiques retentissantes, comme en 2003 avec un article du Rolling Stones. Décrié comme sensationnaliste et mensonger – le journaliste impliqué rapportait que 25% des nouvelles infections chez les personnes gays étaient intentionnelles, selon un docteur ayant, post-publication, démenti ce chiffre choc –, le papier avait provoqué une avalanche de réactions, certain·es affirmant que le « plombage » n’était qu’une légende urbaine, tandis que les voix les plus conservatrices saisissaient l’opportunité de brosser, pour la énième fois, le tableau infamant d’une communauté aux mœurs aussi perverses que débridées, bien responsable, au fond, du fléau du sida qui l’avait si durement frappée. Une lecture homophobe au regard de Jérémie, pour qui le « plombage » représentait avant tout un moyen précieux – vital, même – de « reprendre la main » sur le virus qui l’habitait. En mettant en scène sa transmission lors de moments de « partage » qui, aussi « morbides » furent-ils à ses yeux, ouvraient l’horizon d’une « communion fraternelle ».

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Devenir « gift giver », pour se relever du VIH

Avant d’endosser son rôle assumé de « plombeur », il a d’abord fallu que Jérémie encaisse le séisme du diagnostic. « J’ai appris la nouvelle en 1999, à 27 ans », se remémore-t-il. Avant de contextualiser : « Lorsqu’on passe son temps à courir les saunas, les lieux de cul, on sait que quelque chose peut tomber. » Pour faire face, celui qui bosse alors dans les médias se souvient de sa jeunesse, passée au chevet d’une mère atteinte d’un cancer. « Je me suis dit qu’il ne s’agissait “que” du VIH, et qu’il fallait le voir comme une maladie chronique, rien de plus. » Résilient, Jérémie débute sa trithérapie, un traitement apparu en 1996, dont les antirétroviraux réduisent la charge virale du virus, pour l’empêcher d’évoluer vers sa phase terminale, le sida. Grâce à ces avancées médicales, l’espérance de vie des personnes touchées avoisine celle des séronégatifs. Chaque jour, Jérémie gobe les 17 cachets prescrits (pour seulement de deux à cinq de nos jours), puis consigne dans son journal intime l’affre de sa cohabitation avec celui qu’il baptise « l’Intrus ». « C’était un étranger indésirable. Mais il était là, tout proche ; on était condamnés à la cohabitation. Alors je suis devenu machiavélique avec lui. » Pour ne plus être simplement victime de sa séropositivité, Jérémie transforme son virus en support érotique : il fantasme de le transmettre.

Cette idée, obsédante, le pousse à poser son premier pied dans les plans « bareback ». Une pratique à risque qui, selon les sociologues Daniel Welzer-Lang et Jean-Yves Le Tallec, cités dans le Journal du sida, « existe sans doute depuis le début de l’épidémie de VIH/sida » – soit l’orée des années 1980 –, puis se serait cultivée de manière confidentielle, avant d’être visibilisée par l’avènement d’internet et la floraison de sites dédiés qui l’ont accompagné. De fait, il suffit de pitonner « bareback rencontre » sur Google pour tomber sur une flopée d’entre eux. Sur un site gratuit dédié aux plans cul, un internaute affiche être en quête d’hommes « bien chargés viralement » pour accomplir sa « séroconversion », et côté Grindr des utilisateurs spécifiant vouloir « être plombé » se manifestent aussi ouvertement – bref, il n’y a pas à creuser bien loin. Afin de rencontrer ces profils, Jérémie navigue entre Bbackzone et Recon, puis se familiarise avec une terminologie propre : d’un côté les gift givers, prêts à « offrir » leurs IST, et de l’autre les bugs chasers, qui les « chassent ». Mais dans quel but, au juste ?

La question se pose spontanément, tant cette course à l’infection paraît déroutante. Surtout lorsqu’elle concerne le VIH – un virus à la prise en charge médicale parfois exorbitante, et dont l’exposition était criminalisée dans 92 pays en 2020 selon l’ONUSIDA. Sans même parler des 142 décès qui y étaient liés dans l’Hexagone en 2021, pour 630 000 à l’échelle mondiale l’année suivante, d’après les chiffres de Sida Info Service. Alors : pourquoi ? Croisé sur le forum fétichiste Fetlife, Joyboy831 explique adhérer au barebacking – lors de rapports hétéros – par « goût du risque de faire tomber une partenaire enceinte, et de contracter une maladie ». Voilà deux ans que ce quarantenaire cherche à contracter le VIH auprès de femmes séropos afin « de ne plus flipper de l’attraper plus tard » – et surtout de « recevoir », à l’intérieur de lui, « une bombe ». Un vocable de la dévastation dans lequel se reconnaît Jérémie : « Chacun emploie les mots qu’il veut, mais dans le milieu, on a tous l’autodestruction en tête. » C’est cette même « pulsion de mort » qui avait poussé notre interlocuteur à faire un bond vertigineux dans le chemsex.

« Des fêtes sans limite, où tout le monde courrait à sa perte »

Au fil des ans, celui qui admet, d’un ton placide et avec son franc-parler caractéristique, s’être toujours « sévèrement emmerdé » dans un « coït classique », multiplie les expériences. Exhibitionnisme, BDSM, abattage… et fisting. Dans ce milieu « aux codes identitaires propres » où la consommation de drogues de synthèse est « monnaie courante », Jérémie s’essaye à la « décharge d’excitation et de désinhibition » qu’est la cathinone. D’abord par voie orale puis, dès 2010, en slam – c’est-à-dire par injection intraveineuse – lors de sex parties. « C’étaient des fêtes qui pouvaient s’étaler sur trois jours, dans des appartements privés. Avec de la musique, des pornos projetés sur les murs, de l’alcool », rejoue-t-il, l’air lointain. Dans l’intimité de ces soirées, on s’échange les sextoys, on utilise les seringues usagées d’inconnus, on enchaîne les sessions de fist sans protection – parfois jusqu’à se faire saigner intentionnellement, pour favoriser la circulation des IST, auprès de partenaires qui ne sont pas sous PReP, un traitement destiné aux séronégatifs, empêchant la contraction du VIH.

Afin d’expliquer l’attraction aphrodisiaque de ces prises de risque Gwen Ecalle, sexologue et présidente de l’association Les Sexosophes, avance plusieurs hypothèses. « Le slam en lui-même peut porter une charge érotique, avec la ritualisation de la préparation des seringues, puis l’injection », avance-t-elle. Une approche « quasi cérémonielle » dont elle atteste l’existence, aussi, dans les rangs du libertinage. « Qu’il s’agisse de cet écosystème-ci, ou des pratiques extrêmes gays, on peut aussi supposer une fétichisation des liquides. » D’un côté, le sang renverrait « au kink du vampirisme ou au fantasme, très ancré dans l’enfance, de devenir “frères de sang”. » Et d’autre part, l’absence de préservatif laisserait libre cours à « une circulation des fluides, pour léguer une trace de soi en l’autre, par-delà le rapport sexuel ». Avec comme perspective, éventuellement teintée BDSM, « d’apposer sa marque dans la chair d’un partenaire ». En allant, parfois, jusqu’à la transmission de virus.

De manière plus générale, notre experte rappelle aussi cet adage, bien connu, selon lequel « l’érotisme se nourrit des interdits ». Dans le cas du « plombage », il y a violation du principe de prévention – en l’occurrence strictement symbolique, puisqu’en France, aucune loi ne punit la transmission volontaire du VIH si l’acte est librement consenti. « Bug chasers comme gift givers décuplent leur plaisir lorsqu’ils se jouent des frontières entre le permis et le répréhensible, et entre la vie et la mort, en s’autorisant, dans un geste de liberté individuelle, à faire ce qu’ils ne “devraient pas” », résume Gwen. Ce qui fournit aussi l’occasion, pour les concernés homosexuels, de se « réapproprier » un narratif partagé. « Érotiser le VIH, c’est aussi refuser cette image, très ancrée dans l’imaginaire commun, d’une personne séropositive mourant du sida dans la honte et la solitude. » En lui substituant « des scénarios fantasmagoriques vecteurs de plaisirs et de partage qui soudent, plutôt qu’ils n’isolent. »

Après l’hospitalisation, l’amour

« Il y avait toujours quelque chose de l’ordre de la communion, dans mon rapport au “plombage”. Comme si on se tressait une promesse : “Mon frère, je suis prêt à te rejoindre, jusque dans la maladie.” », abonde Jérémie. De sorte que les relations qu’il cultive avec les bug chasers n’ont rien de « one shot superficiels ». « On était unis par le sexe, et le sexe seul. Ce qui n’empêchait pas de nouer des rapports étroits. Avec de longues discussions autour des infections de chacun, de profonds échanges de regards, une sensualité au moment des rapports… Toute une poésie. » Née d’un penchant romantique ? « Un romantisme très noir, oui – enfin c’était mon approche. À mes yeux, rien n’était plus beau que de partager l’intimité d’un échange de virus. » 

Si la transmission de son VIH relevait plus du fantasme qu’autre chose et qu’il ne pouvait pas en être certain lors de ses premiers « plans bareback », Jérémie le sait désormais : il n’a « sans doute jamais “plombé” qui que ce soit ». Tout simplement parce que sa trithérapie a un effet préventif, nommé TasP (Treatment as Prevention). « Depuis 2008, et avec un point définitif à la question découlant de l’étude PARTNER dont les résultats sont sortis entre 2016 et 2018, nous savons de source scientifique qu’il n’existe aucun risque de transmission du VIH à partir d’une personne séropositive traitée », pose Michel Ohayon, directeur médical du 190, un centre de sexualité inclusif basé sur Paris. Conséquence de quoi, aux yeux de notre spécialiste, le fantasme du « plombage », « relativement fréquent jusqu’au milieu des années 2000 », est devenu caduc. Au sens où « les gens qui l’évoquent ne le réalisent pas dans les faits ». « Très anecdotique » selon l’expert, le phénomène est aussi parfois taxé de sérophobie dans les cercles qui militent contre la désinformation autour du VIH, dans la mesure, notamment, où le mot « plombage » renverrait à un diagnostic de mort qui n’a plus lieu d’être.

« À mon sens, le fantasme du “plombage” est peut-être à prendre comme un rite de passage, vers une communauté séropositive stigmatisée, et dont le passé traumatique a marqué l’histoire gay », réagit Jérémie, que deux décennies de sexualité « extrême » ont poussé au bord du précipice. « En tant que gift giver, on est toujours aussi bug chaser, puisqu’il est avant tout question de partage. Cette réversibilité des rôles m’a coûté cher : en sex party, mon dernier échange de seringues s’est soldé par la contraction de l’hépatite C. » Une infection douloureuse, qui pousse son mari, inquiet, à le menacer « pour la vingt-cinquième fois » d’un divorce, s’il ne décroche pas. Dos au mur, Jérémie dresse alors un bilan cru. « Je n’avais plus de relations sociales, j’avais connu la brûlure de l’addiction. Mon corps était ruiné, je l’avais violé – donné à violer. Après tant d’années à avoir, plus ou moins consciemment, chercher à élire ma mort, j’ai compris que ma dernière seringue serait la dernière. Et l’instinct de survie a repris le dessus. » 

Encore affaibli, il contacte son addictologue pour amorcer un sevrage. Et après trois semaines d’hospitalisation, débute une lente reconstruction grâce au sport, et aux thérapies EMDR. Jérémie reprend peu à peu goût aux choses – la sexualité mise à part. « C’est pas que j’ai fait une croix dessus, mais elle n’est jamais revenue. Et je sais qu’y retourner impliquerait ou bien de me contenter d’une sexualité fade, ou bien de replonger dans mes vieux démons. Aucune des deux options ne me tente », expédie-t-il, l’œil assagi et l’allure gaillarde. Sans regard en arrière, Jérémie fait ses adieux à un passé pour lequel il n’a « pas de regret ». « J’aurais pu avoir la chance de m’épanouir dans une sexualité classique, mais ça n’a pas été le cas. Alors j’ai vécu ce que j’avais besoin de vivre, c’est tout. »

« Pas mal sous l’eau » à la tête de la structure qu’il pilote désormais, Jérémie s’investit aussi dans la prévention autour du chemsex en participant à des podcasts, et des congrès. L’un des plaisirs les plus savoureux de cette nouvelle vie, délestée des hantises d’autrefois ? « Enlacer mon mari en rentrant le soir, simplement ». À croire que le romantisme redéploie ses ailes – mais sous d’autres ciels. 

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