On se souvient qu’en 2017, peu de temps après avoir été élu président de la République, Emmanuel Macron classait les humains en deux catégories, « ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien ». La maxime fit un peu scandale au pays de l’égalité (proclamée).

Samedi 19 octobre dans l’émission On n’arrête pas l’éco qu’on adore toujours, la correspondante au bureau parisien du Financial Times, Leila Abboud, balançait : « Le Doliprane, c’est comme votre vieille table de cuisine » qu’il faudrait vendre au plus vite « pour acheter une belle télévision ». Et d’ailleurs, le vieux mobilier ne s’arrêtait pas au célèbre antalgique, même les molécules (comme le paracétamol qui est dans le Doliprane) « ne sont pas des activités à hautes marges, vous pouvez les laisser filer… »

La « belle télévision » qu’évoque Leila Abboud, ce serait une molécule innovante, de celles qui se vendent plus de 1 000 euros l’unité. C’est ce que cherche Sanofi. Grâce aux 8,5 milliards d’euros de la cession de 50 % de sa filiale Opella – qui fabrique le Doliprane – au fonds américain Clayton Dubilier & Rice (CD&R), le groupe annonce vouloir devenir « une biopharma concentrée sur la science et déterminée à délivrer des médicaments et des vaccins innovants aux patients ».

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Pour mémoire, le management erratique et mal inspiré de Sanofi l’a conduit à louper les vaccins à ARN deux ans avant l’épidémie de Covid au motif qu’il voulait se concentrer sur les anticancéreux. Anticancéreux qu’il vient d’abandonner, en licenciant quelques centaines de chercheurs pour revenir… aux vaccins. Pas sûr que ces dirigeants soient les plus capables de mener la boîte vers le succès, même avec des milliards de plus dans la poche.

La veille, toujours sur France inter, Dominique Seux jugeait que le Doliprane a « vraiment très peu de valeur ajoutée ». Pensez donc, l’industriel ne récupère que « 75 centimes par boîte ». Minable, donc. Le camarade oublie de dire que, selon son journal (Les Echos), il s’en vend 1,2 million de boîtes par jour ! Générant donc 328 millions de chiffre d’affaires par an. On dira, le chiffre d’affaires, ce n’est pas la valeur ajoutée.

Pour obtenir celle-ci, il faut en retrancher les consommations intermédiaires. Les Echos, encore eux, nous apprennent qu’Opella, qui, outre le Doliprane, possède 115 marques et compte 11 000 collaborateurs dans environ 100 pays, dont 1 700 en France, a été valorisée 16 milliards d’euros, soit quatorze fois son excédent brut d’exploitation (Ebitda).

La valeur ajoutée brute de cette entreprise est de 1,4 milliard pour un chiffre d’affaires de 5,2 milliards. Soit une rentabilité de 26 % qui ferait rêver la plupart des industriels de l’Hexagone, à commencer par ceux de l’automobile, mais tout à fait insuffisante aux yeux des journalistes économiques. Ceux-ci pensent que seules les molécules blockbusters, qui produisent des marges considérables, méritent considération.

Mépris de classe

Ils ignorent les particularités du marché du médicament dans lequel l’asymétrie entre les propriétaires des brevets et les consommateurs atteint des sommets, comme on a pu le voir dans les années 1990 lors de l’apparition des trithérapies contre le Sida, ou plus récemment avec l’extraordinaire jackpot réalisé par Pfizer avec son vaccin contre le Covid-19… mais dont le chiffre d’affaires a chuté de 40 % après la pandémie.

Devant des arguments aussi erronés, on s’interroge : sont-ils la traduction d’une version journalistique du mépris de classe ? Car l’industrie qui produit pour le grand public, ce n’est pas vraiment chic dans les dîners, on le sait depuis les années 1990 qui ont vu partir les usines et leurs emplois avec.

Pour mieux diminuer la valeur d’Opella, Dominique Seux cite volontiers « les champions français » : « Vinci, Airbus, LVMH [que Bernard Arnault possède, comme Les Echos, NDLR] et BNP-Paribas. » Et Ali Baddou de venir en renfort : « Il y a loin du Doliprane, d’un produit aussi simple, à l’intelligence artificielle et autres produits très sophistiqués ! »

A la manière d’Emmanuel Macron évoquant les halls de gares, ces deux-là nous désignent « ceux qui ont réussi », parce qu’ils font partie de leur monde mental. Les autres, Opella, ses produits et ses emplois, « ne sont rien ». En deux matinées sur France inter, on aura eu un aperçu des biais idéologiques hostiles à l’industrie qui ont accompagné depuis trois décennies la désindustrialisation de la France : une bonne dose d’intoxication au néolibéralisme et une pincée de mépris de classe !

Les temps changent et il faut voir dans la réaction du gouvernement le signe que ce genre de sophisme ne convainc plus les responsables politiques, surtout après une veste électorale historique. Le surlendemain, Bercy publiait les conditions auxquelles devront se soumettre les actionnaires d’Opella.

En résumé, outre la présence de la Banque publique d’investissement (BPI) au capital, ce qui ne sert pas à grand-chose, des pénalités de 100 000 euros par licenciement économique et jusqu’à 40 millions d’euros en cas de fermeture d’un site industriel en France, le respect du contrat d’achat de paracétamol à la future usine de Seqens, etc. Ces garanties s’éteindront sans doute dans cinq à sept ans. Cela tombe bien, cela correspond à l’horizon d’investissement habituel des actionnaires comme CD&R. Rendez-vous après 2030 pour en juger…

Ce débat sur la valeur ajoutée en a masqué un autre, sans doute plus crucial : qui va payer ce qui s’annonce comme la plus grosse opération capitalistique en France depuis quelques années ? Réponse : vraisemblablement les salariés d’Opella. Car personne n’a démenti l’information du Financial Times selon laquelle CD&R et Sanofi auraient monté un LBO (leverage buy-out, un montage financier permettant le rachat d’une entreprise en ayant recours à beaucoup d’endettement) avec le concours d’une vingtaine de banques et d’établissements financiers accompagnés de l’habituelle meute de cabinets de conseil.

Dans ce cas, il faudra qu’Opella elle-même génère la trésorerie pour « cracher » les intérêts d’une dette de 8,5 milliards d’euros. Au profit de qui ? D’abord des actionnaires de Sanofi, qui exigent déjà leur part du butin. Explication : la filiale fournissait jusqu’à présent 15 % des bénéfices de Sanofi, qui, en perdant la moitié de la propriété de la filiale, doit renoncer à la moitié des profits qu’elle générait.

L’opération aura donc un « effet dilutif » de 50 %, qu’il faudra compenser par une remontée des dividendes ou un rachat d’actions pour les porteurs de parts de la maison mère. On connaîtra peut-être le montant lors de la prochaine assemblée générale, une fois l’opération « bouclée ». Comme quoi, pour produire de la valeur pour l’actionnaire, on trouve toujours suffisamment de valeur ajoutée. Cela devrait rassurer les confrères…

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