« Je ne vais pas exclure de l’effort national les personnes les plus fortunées. » Michel Barnier avait annoncé la couleur en amont de la présentation du budget 2025, dès le 22 septembre sur France 2. Mais la montagne a accouché d’une souris.
Principale innovation fiscale présentée par le gouvernement : un impôt minimum de 20 % pour les plus hauts revenus. Une mesure présentée comme « exceptionnelle, temporaire et ciblée », à tel point que seuls 24 300 foyers seraient concernés, selon Bercy. Le ministère de l’Economie table ainsi sur 2 milliards d’euros de recettes par an jusqu’en 2027, date de péremption du dispositif. Il est pourtant possible – et nécessaire – d’aller beaucoup plus loin.
Mieux s’outiller pour consolider la justice fiscale nécessite avant tout de bien comprendre comment les riches parviennent à y échapper. Quand on roule sur l’or, il existe en effet deux manières d’alléger sa feuille d’impôts. La première est bien connue : utiliser des niches fiscales qui, pour un revenu taxable donné, diminuent le montant de l’impôt. La seconde consiste à réduire directement le revenu taxable : le taux d’imposition ne change pas, mais l’enveloppe à taxer, elle, diminue. Face à ces deux attitudes, six mesures sont possibles.
1/ Raboter les niches fiscales les plus inégalitaires
Les niches fiscales – ces dispositifs dérogatoires au taux d’imposition officiel – coûtent un « pognon de dingue » aux finances publiques. La note devrait s’élever à 85,1 milliards d’euros en 2025, selon le projet de loi de finances. Or, parmi les 474 dérogations qui permettent de réduire ses impôts, certaines favorisent plus particulièrement les riches.
C’est le cas du crédit d’impôt pour l’emploi d’un salarié à domicile, la deuxième niche fiscale la plus onéreuse, qui a coûté 6,7 milliards au budget de l’Etat en 2024. Avec un risque d’effet d’aubaine élevé, comme le note la Cour des comptes : les riches ont les moyens de financer eux-mêmes leur personnel de maison et le feraient de toute façon même sans aide de l’Etat.
De quoi justifier un sévère coup de rabot, que les sages de la rue Cambon chiffrent à 1,7 milliard d’euros, notamment sur les activités de confort (ménage, jardinage, bricolage) qui concernent les deux tiers du crédit d’impôt.
On pourrait également cibler les principales niches fiscales qui permettent aux plus fortunés de réduire les taxes qu’ils payent sur l’héritage. Comme les exonérations dont bénéficient les contrats d’assurance-vie, qui coûtent 4 à 5 milliards par an. Ou encore le pacte Dutreil, qui exonère la transmission de biens professionnels (comme les actions d’une entreprise) via un abattement de 75 %, non plafonné, si l’héritier conserve les titres pendant quatre ans. Soit une perte fiscale estimée à 2 ou 3 milliards.
On peut également citer le démembrement de propriété, qui permet de donner uniquement la nue-propriété d’un bien et d’en conserver l’usufruit jusqu’à sa mort. Le donateur conserve le droit d’utiliser son bien et de percevoir les revenus qu’il procure (comme un loyer par exemple), mais les impôts dus sont calculés à partir de la valeur de la nue-propriété, plus faible que la valeur de la pleine propriété. Et au décès du donateur, la reconstitution de la pleine propriété s’opère sans perception de droits complémentaires, avec là aussi un manque à gagner de 2 à 3 milliards d’euros pour les finances publiques.
Au total, selon le Conseil d’analyse économique (CAE), 300 milliards d’euros sont transmis chaque année, soit plus de 15 % du produit intérieur brut (PIB). Mais seuls 35 à 40 % de ces transmissions sont déclarées à l’administration fiscale. Le top 0,1 % des héritiers les mieux dotés ne paie que 10 % de droits de succession grâce à ces niches, bien loin des 45 % qu’ils sont censés régler selon le barème officiel.
Autre avantage fiscal qui améliore les fins de mois des plus aisés : l’abattement de 10 % sur les pensions de retraite. Cette ristourne a coûté 4,8 milliards d’euros aux caisses publiques en 2024, dont 30 % profitent aux 10 % les plus riches, qui y gagnent 900 euros par an en moyenne, selon les calculs du Conseil des prélèvements obligatoires. L’institution préconise de n’en faire bénéficier que les retraités les moins favorisés.
2/ Taxer les revenus non distribués des sociétés
Le taux plancher de 20 % imaginé par Michel Barnier vise justement à limiter le bénéfice de l’usage des niches fiscales. Mais son effet restera limité, car en réalité, rares sont les très riches qui paient moins de 20 % d’impôts sur leurs revenus. Ce taux oscille plutôt autour de 25 % pour les Français qui font partie des 0,1 % les plus riches, selon l’Institut des politiques publiques (IPP).
« Car depuis 2013, les niches fiscales sont plafonnées à 10 000 euros, ce qui rend difficile pour les ménages touchant plus de 500 000 euros de revenu taxable de tomber sous la barre des 20 % », explique l’économiste Gabriel Zucman, sur le réseau social X.
Pour réduire leur facture fiscale, les ultra-riches préfèrent la deuxième option : minorer leur revenu taxable. Certains contribuables ont en effet le privilège de pouvoir piloter le montant de leur revenu imposable. C’est notamment le cas des chefs d’entreprise, qui peuvent déterminer eux-mêmes leur mode de rémunération, en se versant tantôt un salaire, tantôt des dividendes, selon ce qui les arrange.
Si la fiscalité des dividendes ne leur est pas favorable, ils peuvent placer les bénéfices de leur entreprise en réserve en attendant une législation plus accommodante. Pour cela, ils ont souvent recours à des sociétés « holding », dont la seule activité est de détenir des participations financières, qui perçoivent les dividendes en tant que personne morale. Comme ces dividendes sont perçus par une société, ils sont soumis aux règles de l’impôt sur les sociétés (IS), et comme l’entreprise de départ a déjà payé l’IS, la société mère (la holding) ne peut pas y être soumise une deuxième fois, mais doit s’acquitter à la place d’une taxe modique, appelée « quotes-parts pour frais et charge ».
Ces holdings jouent donc le rôle de « réserve d’épargne défiscalisée » ou « tirelires défiscalisantes », comme les qualifie un rapport d’information parlementaire. Résultat, les milliardaires parviennent à ne quasiment pas payer d’impôt sur le revenu. 20 % de zéro, ça ne vole pas haut…
Et ce n’est pas parce que ces ultra-riches stockent leurs revenus dans leur patrimoine professionnel qu’ils sont sans le sou pour faire face à leurs dépenses courantes : pour financer leur train de vie, ils peuvent revendre leurs titres dont les plus-values sont les plus faibles, pour éviter de payer trop d’impôts, ou avoir recours à l’emprunt, en mettant leur patrimoine professionnel en garantie.
Aux Etats-Unis, ce type de holding est soumis à une taxe spécifique de 20 % sur les revenus non distribués. De quoi dissuader les entrepreneurs américains d’y loger les dividendes d’une société qu’ils contrôlent pour éviter l’impôt sur le revenu. Mais, en Europe, la directive dite « mère-fille » interdit la taxation d’une société sur les dividendes issus d’une filiale.
Comme le suggère l’IPP, une alternative consisterait au moins à taxer les actionnaires qui sont des personnes physiques, à défaut des actionnaires sous forme de personnes morales. Mais il faudrait alors s’assurer que ces revenus non distribués sont bel et bien à disposition des actionnaires. Car le Conseil constitutionnel veille au grain. Pour lui, ces actifs ne constituent pas vraiment de l’argent à disposition des très riches : ils ne le deviennent que lors de la vente de leur titre. Les Sages considèrent donc qu’ils ne font pas partie de la capacité contributive des très riches.
Face à cette difficulté, le Conseil des prélèvements obligatoire plaide plutôt pour augmenter le taux de l’impôt sur les sociétés et le rendre progressif, « puisqu’il s’agit, de fait, du premier impôt acquitté par les détenteurs du capital ». Ou augmenter les « quotes-parts pour frais et charge » des holdings, c’est-à-dire la modique taxe qu’elles doivent payer quand elles reçoivent des dividendes.
De son côté, l’économiste Gabriel Zucman plaide pour remplacer le taux minimum de 20 % du revenu fiscal imaginé par Michel Barnier par un taux minimum exprimé en pourcentage du patrimoine, même s’il s’agit bien de payer l’impôt sur le revenu. Ciblé sur ceux dont le patrimoine dépasse 100 millions d’euros, il établirait un taux d’imposition plancher sur le revenu d’au moins 2 % de leur fortune. De quoi rapporter 15 à 25 milliards d’euros, selon les estimations de l’économiste.
Une telle taxation serait d’autant plus légitime que les inégalités de patrimoine ont explosé ces vingt dernières années, comme le rappelle l’Insee : entre 1998 et 2021, en euros constants (c’est-à-dire corrigé de l’inflation), le patrimoine brut moyen des 10 % les moins bien dotés a baissé de 54 %, alors que celui des 10 % les mieux dotés a augmenté de 94 %.
3/ Rétablir et rénover l’ISF
Autre possibilité : réhabiliter l’impôt sur la fortune (ISF). Sa suppression par Emmanuel Macron s’est traduite par une perte sèche pour les caisses de l’Etat de 4 milliards d’euros en 2022. Avec un gain de 100 000 euros pour les 1 300 foyers les plus aisés de France, selon la commission des Finances du Sénat.
Le plus simple – et le plus sûr juridiquement – serait de revenir en arrière. Mais cette solution n’est pas entièrement satisfaisante, car cet impôt était mité : les sommes dues sont plafonnées à 75 % du revenu imposable et les biens professionnels sont exonérés. Or, comme on l’a vu, les ultra-riches sont passés maîtres dans l’art de réduire leur revenu imposable et de brouiller la frontière entre patrimoine privé et professionnel. Résultat : les très grandes fortunes arrivaient à se débrouiller pour réduire significativement leur ISF. Un comble.
Le think tank Terra Nova propose donc de coupler le rétablissement de l’ancien ISF avec un impôt à taux très bas (0,3 %), non plafonné, sur les biens professionnels, dès lors qu’ils dépassent 10 millions d’euros. Cet ISF rénové rapporterait 5 à 6 milliards d’euros.
La fondation Jean-Jaurès fait une proposition similaire, mais suggère également de relever le seuil d’entrée dans l’ISF à 2 millions d’euros et d’en renforcer la progressivité, en créant trois tranches. L’objectif étant de recentrer l’ISF sur les très grandes fortunes.
Certaines ONG, comme Greenpeace et Oxfam, proposent en complément la création d’un « ISF vert », via un malus écologique supplémentaire pénalisant la détention de patrimoine polluant. Selon leurs calculs, cette « surtaxe carbone » permettrait d’ajouter plus de 7 milliards d’euros à l’ISF tel qu’il existait avant 2017. Reste à dresser la liste des actifs polluants… qui risque d’être longue ! Seulement 1 % des fonds d’investissement auraient un portefeuille compatible avec les accords de Paris, selon une étude de Carbon Disclosure Project.
4/ Haro sur la « flat tax »
Autre mesure fiscale emblématique d’Emmanuel Macron sur la sellette : la « flat tax » sur les revenus du capital. Ce « prélèvement forfaitaire unique », de son vrai nom, permet de taxer les revenus financiers (dividendes, plus-values mobilières…) à un taux unique de 30 %, en lieu et place du barème progressif de l’impôt sur le revenu. Un cadeau fiscal de 8 milliards d’euros pour le 1 % des Français les plus riches, selon le Conseil des prélèvements obligatoires.
Le Nouveau Front populaire propose de supprimer la « flat tax », en réintégrant les revenus du capital concernés au barème de l’impôt sur le revenu. De quoi dégager 2,5 milliards d’euros. A défaut, il serait également possible d’augmenter son taux de 30 à 33 %, comme le proposait un rapport d’information parlementaire. De quoi rapporter 1,6 milliard d’euros de plus.
5/ Ne plus effacer les plus-values latentes
Dans une récente note sur la taxation des plus fortunés, le think tank Terra Nova préfère s’assurer que tout le monde paie bel et bien ces 30 %. Ce qui n’est pas le cas des plus riches. Avec quelle entourloupe ?
Comme nous l’expliquions plus haut, un dirigeant d’entreprise peut « piloter » dans le temps ses revenus et en différer le versement pour attendre que la fiscalité lui soit plus favorable. Notamment en mettant en réserve les bénéfices de son entreprise, au lieu de se verser un salaire ou des dividendes.
Or, cette mise en réserve fait mécaniquement augmenter la valeur des titres détenus par ce même dirigeant. De quoi faire grimper la plus-value qui serait perçue s’il vendait ces titres. Mais comme il les garde pour le moment, cette plus-value n’est pas encore réalisée, elle est dite « latente ». Et tant que la plus-value n’est pas réalisée, elle n’est pas taxée. Et elle ne le sera jamais si ces titres sont transmis à titre gratuit dans le cas d’un héritage, par exemple. La plus-value latente est alors « purgée », elle est remise à zéro au moment de la succession.
Cette spécificité hexagonale fait de la France « un paradis fiscal pour les plus fortunés », selon Terra Nova. Le think tank propose donc de supprimer cet avantage pour un gain évalué à 4 milliards d’euros.
6/ Modifier le barème de l’impôt sur le revenu
Pour mettre à contribution les plus riches, il est également possible d’augmenter les tranches supérieures de l’impôt sur le revenu. Historiquement, le taux maximal d’imposition (celui de la tranche supérieure) dépassait les 70 % en France dans les années 1950, contre 45 % aujourd’hui. Mais revenir à ce niveau semble improbable car le Conseil constitutionnel censurerait probablement une telle disposition, comme il l’a fait avec la taxe à 75 % sur les millionnaires voulue par François Hollande en 2012.
D’après Terra Nova, pour rester dans les clous de la Constitution, il ne faut pas dépasser la barre de 65 % de prélèvement maximum. Si l’on additionne l’impôt sur le revenu avec la CSG (Contribution sociale généralisée), la CRDS (Contribution pour le remboursement de la dette sociale) et la taxe exceptionnelle de 4 % sur les hauts revenus, on est actuellement en France à un taux marginal supérieur « tout compris » de 55 %. Il reste donc de la marge.
Se rapprocher de la limite constitutionnelle en augmentant les deux dernières tranches du barème, respectivement de 41 % à 45 % et de 45 % à 55 %, rapporterait 2,4 milliards d’euros, selon le think tank.
Les idées ne manquent donc pas. Et les députés ne sont pas en reste. Lors de l’examen du projet de loi de finances 2025 en commission des Finances de l’Assemblée nationale, de nombreux amendements ont été votés pour muscler la copie du gouvernement, comme le relèvement de 30 % à 33 % de la « flat tax », une taxation accrue des « superdividendes », la restriction du pacte Dutreil, la pérennisation de l’impôt minimum de 20 % sur les hauts revenus, etc.
Mais le nouveau texte a finalement été rejeté le 19 octobre en commission des Finances. Retour à la case départ : c’est sur la base du projet initial du gouvernement que le débat parlementaire a repris, lundi 21 octobre, dans l’hémicycle. Un projet largement perfectible.
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