Nul ne sait si Kamala Harris gagnera la présidentielle, mais la démocrate peut se vanter d’avoir remporté une victoire symbolique : le 19 août, la plateforme de visioconférence Zoom a annoncé qu’elle permettrait désormais de réunir jusqu’à un million de personnes simultanément.

Difficile de ne pas y voir une solution aux bugs constatés lors des levées de fonds en ligne organisées par les équipes de la candidate, qui rassemblaient des dizaines de milliers d’électeurs devant leur webcam – au-delà des capacités de la plateforme.

L’une des réunions, baptisée « Les mecs blancs pour Harris », avait par exemple réuni plus de 140 000 personnes, dont des stars hollywoodiennes, parmi lesquelles l’acteur Jeff Bridges. « Je suis blanc, je suis un mec, je vote Harris ! », y déclarait l’interprète de The Big Lebowski (1998).

L’anecdote illustre l’énergie déployée par les candidats pour lever les millions nécessaires à financer leur campagne, particulièrement gourmande en spots publicitaires et communications sur les réseaux sociaux.

En 2020, le cycle électoral (présidentielle et élections du Congrès) a englouti 16,4 milliards de dollars, dont 6,5 pour la seule présidentielle, un record qui pourrait être battu en 2024. Pour mémoire, la campagne présidentielle française de 2022 a coûté environ 80 millions d’euros et la dépense par candidat est plafonnée.

Le financement des campagnes, « une industrie à part entière »

Rappelons quelques règles en matière de financement électoral aux Etats-Unis, où les campagnes sont essentiellement subventionnées par de l’argent privé. Pourtant, depuis 1971, les candidats à la présidentielle peuvent recourir soit à un fonds public, soit à des financements privés.

Choisir la première option implique de se soumettre à un plafond de dépenses, fixé à 123,5 millions de dollars par candidat en 2024. Opter pour la seconde offre plus de liberté, mais suppose de tirer un trait sur tout remboursement. C’est Barack Obama qui, en 2008, va décider le premier de renoncer aux fonds publics, jugeant le plafond trop restreint pour une campagne moderne.

« Aujourd’hui, le financement des campagnes est devenu une industrie à part entière, souligne Alix Meyer, maître de conférences en civilisation américaine. Vous avez des consultants dont la fonction première est de lever des fonds pour les élections. »

L’argent privé afflue de plusieurs catégories d’acteurs : candidats, contribuables, partis politiques, Political Action Commitees (PAC, structures créées spécialement pour lever de l’argent) et « super PAC ».

Les PAC et partis ne peuvent accepter que des sommes limitées, plafonnées à 3 300 dollars par personne. Les super PAC, en revanche, captent des sommes illimitées, provenant notamment d’individus ou d’entreprises, à condition de déclarer la liste des contributeurs. La relative transparence du système électoral permet ainsi de retracer, jusqu’à un certain point, l’origine des fonds.

L’ONG Open secrets collecte des données sur les milliards injectés dans les campagnes. En France, si le montant du don est plafonné, on ne sait pas si Bernard Arnault, l’homme le plus riche du pays, a participé au financement d’un candidat à la présidentielle. Aux Etats-Unis, on sait pour qui « roulent » ses homologues.

La question n’est pas anodine. 42,5 % de l’argent injecté dans le cycle électoral de 2020 provenait de grosses donations individuelles. Le reste émanait de petits dons individuels, de l’autofinancement des candidats, etc. Les cent plus gros contributeurs ont ainsi versé 1,6 milliard de dollars, soit environ 10 % du coût total du cycle électoral.

En naviguant dans la base de données d’Open Secrets, on identifie une dizaine de super contributeurs. En 2019-2020, neuf d’entre eux ont déboursé plus de 730 millions de dollars au total.

Il s’agit de Sheldon et Miriam Adelson, magnats de l’immobilier et des casinos ; Richard et Elisabeth Uihlein, fondateurs d’Uline, un géant de l’emballage ; Tom Steyer, fondateur du hedge fund Farallon Capital ; Timothy Mellon, richissime héritier d’une dynastie bancaire ; Stephen Schwarzman, fondateur de Blackstone, plus gros fonds d’investissement du monde ; Michael Bloomberg, magnat des médias ; Kenneth Griffin, dirigeant du hedge fund Citadel ; Donald Sussman, gestionnaire d’actifs ; et Jeff Yass, dirigeant de fonds et actionnaire de Tik Tok.

Wall Street plutôt républicain, la Silicon Valley plutôt démocrate

Ces milliardaires ne font pas mystère de leur engagement. Républicain fervent, Stephen Schwarzman défend Donald Trump contre vents et marées. Le couple Uihlein soutient des groupes d’extrême droite et n’a pas hésité à subventionner le sénateur républicain Darren Bailey, même après que ce dernier a déclaré que « les tentatives d’extermination des Juifs pendant la Seconde guerre mondiale » n’égalent en rien « les atrocités » de l’avortement.

A l’inverse, le milliardaire Tom Steyer promeut le capitalisme vert et finance le camp démocrate, tout comme Donald Sussman. Au-delà des prises de position de riches particuliers, on peut saisir les dynamiques d’engagement des secteurs économiques auxquels ils appartiennent.

C’est le monde financier (banques, fonds d’investissement…) qui se montre le plus généreux : entre 2012 et 2022, il a déboursé plus de 7 milliards de dollars pour subventionner les élections du Congrès et la présidentielle. Les géants de Wall Street cherchant à se mettre à l’abri de toute forme de régulation, ils ont tendance à soutenir le camp républicain, historiquement plus favorable au laisser-faire.

En 2012, par exemple, les républicains ont capté plus des deux-tiers des 764 millions de dollars déversés par la finance. Il est fort probable que ce traitement de faveur constituait une sanction à l’encontre de l’administration Obama, qui a fait passer en 2010 la loi Dodd Frank, visant à réguler (timidement) le système financier après la grande crise de 2008.

Par ailleurs, le profil du candidat républicain de l’époque, l’ancien dirigeant de fonds d’investissement Mitt Romney, avait tout pour séduire Wall Street. Cela dit, les financiers détestent l’imprévisibilité presque autant que la régulation.

Sauvegarde de leurs intérêts

Lassés par la gestion erratique de Donald Trump, nombre d’entre eux ont lâché l’ancien président lors de sa campagne de 2020, préférant miser sur Joe Biden, jugé plus fiable et finalement peu menaçant pour leurs intérêts du fait de sa ligne modérée. Biden avait perçu environ 67 millions de dollars au total, près de 20 millions de plus que son rival.

L’industrie du numérique (Google, Microsoft…) débourse beaucoup moins que Wall Street, mais le volume de ses contributions a explosé, passant d’environ 16 millions de dollars en 2012 à plus de 100 millions en 2020. Son choix politique est encore plus assumé : clairement démocrate.

Entre 2023 et septembre 2024, les salariés et dirigeants de Netflix ont par exemple injecté 6,7 millions de dollars dans le cycle électoral, dont seulement 4 407 dollars pour les républicains. Les patrons de la Silicon Valley revendiquent des positions plutôt progressistes, sur le plan « sociétal » du moins (soutien au mariage gay, à l’avortement, etc.), qui les classent à gauche.

« Globalement, leur positionnement est démocrate, confirme l’auteur et réalisateur Fabien Benoit. D’ailleurs, la Silicon Valley s’est levée pour soutenir Kamala Harris, dont le beau-frère travaille chez Uber et qui défend une ligne beaucoup moins hostile à la “big tech” que certains responsables de gauche. »

Néanmoins, certains se signalent par leur conservatisme. Elon Musk, propriétaire de X, a fait une entrée fracassante dans ce petit cercle, en prenant fait et cause pour Donald Trump. Pas de quoi surprendre Boris Manenti, auteur d’un livre sur le fondateur de Tesla, qui y voit un mélange d’idéologie et de calcul personnel.

« Aujourd’hui, il affiche un positionnement clairement d’extrême droite, relève-t-il, qui l’a conduit à épouser tous les thèmes de campagne des républicains, en particulier sur la démographie avec cette crainte d’une baisse de la natalité blanche occidentale. S’il était français, on dirait qu’il a succombé à la thèse du grand remplacement. »

Achat d’influence

Que gagnent les milliardaires en contrepartie de leur soutien aux campagnes ? Selon la presse américaine, Elon Musk aurait par exemple négocié un poste de conseiller avec les équipes de Donald Trump, ce qui lui permettrait de peser directement sur les politiques menées en cas de victoire du républicain.

Accès privilégié au cœur du pouvoir, promesse d’un soutien futur à leur business, politiques fiscales accommodantes… S’il est toujours malaisé de documenter l’influence des gros donateurs, ces dons n’obéissent pas à des logiques purement désintéressées. « Ils veulent s’assurer d’avoir de l’influence lorsque le Congrès adopte les lois et lorsque les agences fédérales décident des régulations à conserver, à lever ou à adopter », suggère Dan Tokaji, professeur de droit américain. Il résume :

« Si de riches individus et des entreprises dépensent autant pendant les campagnes, ce n’est pas seulement pour influencer le résultat de l’élection, c’est pour influencer ce qui se passe après. »

Un exemple ? Le couple Uihlein fait partie des grands bénéficiaires de la réforme fiscale défendue par Donald Trump fin 2017. Une mesure ciblait les propriétaires d’une catégorie d’entreprises baptisées « pass through », dont les éventuels bénéfices ne sont pas taxés par le fisc, mais versés à leurs actionnaires qui s’acquittent ensuite de l’impôt sur le revenu. La mesure fiscale permettait à ces contribuables de déduire 20 % de leurs bénéfices lors de leur déclaration d’impôt. Le couple Uihlein a ainsi empoché 117,6 millions de dollars en 2018.

Or il se trouve que le plus ardent défenseur de la réforme, qui l’a rendue encore plus profitable aux milliardaires que la version originale du texte, est le sénateur Ron Johnson, dont les campagnes sont généreusement financées par le couple républicain. S’il est impossible d’établir un lien de causalité (Johnson n’a probablement pas besoin de l’argent des Uihlein pour soutenir des politiques ultralibérales), la coïncidence est troublante.

Avec les années, le poids politique pris par une poignée de milliardaires fait peser un risque de dérive oligarchique, voire ploutocratique sur la démocratie américaine.

Le chercheur américain Richard Briffault n’hésite pas à parler d’une « classe de donateurs » composée d’un « petit nombre d’individus très riches » qui « faussent le processus politique ». En 2020, ce sont ainsi 5 439 individus ou couples qui ont versé à eux seuls plus de 3 milliards de dollars, soit un cinquième de la totalité des contributions.

Sans surprise, ces individus sont majoritairement blancs, riches et issus des grandes villes du pays… Un échantillon guère représentatif de la majorité de la population, sur laquelle les choix politiques des gouvernements s’exercent.


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