Les rebondissements politiques consécutifs à la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale, qui se prolongent encore concernant le destin du gouvernement de Michel Barnier, ont longtemps détourné l’attention d’une question centrale : comment est-on arrivé à une telle impasse ?
En fait, ces turbulences politiques sont le résultat de la conjonction de cinq crises se renforçant l’une l’autre : économique, de l’Etat social, des finances publiques, du champ politique… et il s’agit même, potentiellement, d’une crise constitutionnelle.
En 2017, le projet politique était clairement formulé : réformer la société afin de faire de la France une « start-up nation » grâce à un soutien affirmé aux entreprises, dans l’espoir de bloquer ainsi l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national.
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Le soutien à l’économie en réponse à la pandémie puis la volonté d’atténuer la flambée du prix de l’énergie n’ont pas favorisé la mise en œuvre de ce projet, et ont considérablement creusé le déficit public. En conséquence, l’économie n’a pas retrouvé la trajectoire antérieure. Surtout, le cercle vertueux attendu d’une croissance de la productivité alimentant un regain de croissance et d’emploi ne s’est pas amorcé.
Certes, les créations d’emploi sont au rendez-vous, mais au prix d’une baisse de la productivité et d’un persistant déficit du commerce extérieur, malgré l’attraction des investisseurs étrangers. La réindustrialisation, redevenue une priorité au nom de la souveraineté nationale, est embryonnaire.
Loin de promouvoir un successeur au fordisme et de concilier modernisation et progrès social, le macronisme apparaît ex-post comme une inattendue forme de partage du travail : plus d’emploi grâce à la modération des salaires directs, ce que tentent de compenser de multiples interventions publiques financées par le crédit.
Les menaces sur l’Etat social et la frustration des citoyens
Or, dans un système de protection sociale qui demeure essentiellement bismarckien – les cotisations sociales sont assises sur les salaires –, cette évolution vient limiter le financement de la santé et des retraites, deux composantes importantes aux yeux des citoyens.
Par le passé, la forte croissance de la productivité et donc des revenus permettait, par exemple, de financer les avancées médicales à l’origine de la permanente augmentation des coûts de la santé.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui car la diffusion du numérique n’a pas contribué à obtenir un rythme suffisant de progression de la productivité dans l’ensemble de l’économie, alors que s’accélère la progression des biotechnologies, puissantes mais coûteuses.
Le régime de retraites par répartition rencontre non seulement le problème du vieillissement, mais aussi celui de la faiblesse voire de la disparition des gains de productivité.
Les problèmes financiers sont d’autant plus sérieux que tant la rébellion des gilets jaunes que la montée du Rassemblement national trouvent pour partie leur origine dans l’insatisfaction envers l’éloignement des services publics.
Déserts médicaux, saturation des urgences, baisse de qualité de l’enseignement, blocage de l’ascenseur social par l’accès aux diplômes, détérioration des conditions de travail, pauvreté des moins qualifiés et des précaires sont autant de maux sociaux auxquels ont dû répondre les gouvernements.
Dans un contexte où la charge fiscale est perçue comme inégalement répartie, quelle solution ?
Le piège de l’endettement public
Laisser filer les déficits publics a été la politique adoptée par les gouvernements successifs, et ce depuis 1973 : ils se sont endettés pour tenter d’acheter la paix sociale – quitte à arbitrer contre les investissements dans l’avenir qui auraient relevé les perspectives de croissance.
Cette tactique était d’autant plus tentante qu’après la grande crise financière de 2008, un endettement croissant a été compatible avec une modération de la charge des intérêts. Ce n’est plus le cas depuis la remontée des taux d’intérêt en réaction au retour de l’inflation après l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
La situation est d’autant plus grave que l’endettement était supposé acheter du temps, dans l’espoir que l’émergence d’un nouveau régime de croissance permette de le stabiliser – si ce n’est le réduire. Ce dernier tarde à s’affirmer, de sorte que s’impose une forme ou une autre de politique structurelle combinant réduction de certaines dépenses publiques par une redéfinition du périmètre de l’action publique et refonte du système fiscal.
La remontée de la prime de risque sur la dette publique française vient rappeler qu’en dernière instance, ce sont les financiers internationaux qui viennent sanctionner les Etats incapables de se réformer.
La faillite de l’intermédiation politique et l’éclatement du système des partis
Les trois votes successifs, loin de dégager une majorité porteuse d’un programme cohérent s’adressant aux trois périls qui viennent d’être diagnostiqués, ont favorisé la confusion.
En toute logique, le vote pour le Parlement européen n’impliquait en rien des élections législatives anticipées. Le premier tour de ces dernières a confirmé le rejet de la coalition macroniste et pointé la possible et prochaine accession au pouvoir du RN.
Par réaction, le vote du second tour s’interprète comme la volonté d’empêcher ce scénario, et il aboutit à une tripartition de l’Hémicycle, aucun des trois blocs n’ayant la majorité et encore moins un programme à la hauteur des enjeux.
S’ouvre une crise de la démocratie représentative puisque chaque parti campe sur ses lignes rouges, sanctifiées par le vote des électeurs, et semble ignorer superbement que leur conjonction définit un ensemble vide. Tout en appelant de leurs vœux une culture du compromis !
Dernier paradoxe au sein de la majorité relative rassemblée autour du Premier ministre : certains entendent continuer à réduire le poids de la fiscalité alors que d’autres accepteraient de l’aggraver, mais transitoirement… alors que le déficit public est structurel.
Pour certains ministres, la lutte contre l’immigration peut – voire doit – l’emporter sur l’état de droit. Pour d’autres, c’est inadmissible car elle apporte plus de bénéfices qu’elle n’implique de coûts. Si l’on suit ce raisonnement, la crise politique ne fait que commencer.
Vers une crise constitutionnelle ?
La Ve République a montré une remarquable résilience et plasticité, mais cela n’implique pas qu’elle sorte intacte si elle s’avère incapable de surmonter ses limites. D’abord, la constitution a donné à Emmanuel Macron, lors de son second mandat, les moyens de gouverner sans majorité au Parlement ni un minimum d’approbation populaire.
Tant les budgets que la réforme des retraites puis celles sur l’indemnisation du chômage sont passés sans vote grâce à la multiplication de l’usage du 49.3. C’était légal, mais pas légitime pour autant. Il en a résulté l’approfondissement de la brèche entre les politiques et les citoyens.
Ensuite, la personnalisation et la verticalité du pouvoir présidentiel ont atteint leur comble avec la marginalisation tant du gouvernement, réduit au rôle d’exécutant, que du Parlement, simple lieu de consultation.
Au point qu’Emmanuel Macron a pris des décisions solitaires et aventureuses, telle que celle – contre l’avis simplement consultatif de son Premier ministre et ceux des présidents des deux chambres – de dissoudre l’Assemblée nationale, presque pour convenance personnelle ! Imaginons les abus que permettrait la constitution actuelle aux mains d’un(e) véritable autocrate.
Enfin, une Constitution fortement présidentialiste permet-elle la négociation de compromis de gouvernement entre des partis dont la préoccupation essentielle demeure la victoire à la prochaine élection présidentielle, et non la proposition d’un projet mobilisant les attentes et l’énergie des citoyens ?
Ainsi, au-delà de l’écume, force est de diagnostiquer l’entrée dans une grande crise car les contradictions économique, sociale, financière, politique voire constitutionnelle forment un cocktail explosif (voir la figure ci-dessus). Elles s’inscrivent dans l’histoire des dernières décennies, et ne seront pas facilement surmontées.