« L’intelligence artificielle, ce n’est pas franchement nouveau dans le monde de l’assurance, explique Norbert Girard, secrétaire général de l’Observatoire de l’évolution des métiers de l’assurance (OEMA). Bien qu’il y ait déjà de l’IA dans à peu près toutes ses activités, la profession a créé 10 000 emplois en dix ans (+1,6 % des effectifs). »
Pas question, pour autant, de se voiler la face : « L’IA est une révolution à laquelle les métiers de l’assurance sont très exposés », admet-il.
Cette industrie figure en effet dans le top 10 des métiers les plus affectés, avec les métiers du verbe (rédaction et traduction) ou encore les ressources humaines et le recrutement, qui, nous le verrons, ne sont pas épargnés non plus.
« Exposé ne veut pas forcément dire menacé ou détruit, nuance Norbert Girard. Dans le cas de l’assurance, je parlerais plutôt de transformation. »
Il prend pour exemple les métiers de la gestion et de l’indemnisation des sinistres, dont les activités calculatoires sont déjà très largement automatisées :
« Ces gains de productivité ont permis de dégager du temps pour mieux prendre soin de l’assuré, une activité qui n’a que peu de marges de manœuvre en termes de productivité. Les assureurs en ont également profité pour repousser les limites de leur métier : ils ne se contentent plus de faire un virement pour indemniser un sinistre mais accompagnent l’assuré pendant tout le processus de réparation. »
A ce stade, il reste difficile de spéculer sur l’impact à moyen ou long terme de l’intelligence artificielle sur l’emploi dans le secteur de l’assurance. « C’est la question que l’on nous pose sans cesse », sourit Norbert Girard avant d’ajouter, comme pour se dédouaner : « La DRH (directrice des ressources humaines) d’un grand groupe d’assurance m’a confié n’avoir aucune visibilité au-delà de quinze mois. » Autant dire que les prévisions apocalyptiques que l’on voit courir depuis deux ans le laissent de marbre.
« Quand un cabinet de conseil tel que Goldman Sachs annonce 300 millions d’emplois détruits dans le monde d’ici à 2030, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il valorise son offre de conseil en transformation », soupire de son côté un consultant qui sait de quoi il parle…
Etude de terrain
Pour aider les sociétés d’assurance à y voir plus clair, l’OEMA a préféré engager une enquête de terrain qui débouchera sur la publication du rapport « Au seuil de l’IA, les métiers de l’assurance », le 16 décembre prochain. Elle a été menée par Michel Paillet, analyste des métiers et des compétences à l’OEMA, en partant des différents domaines d’application de l’IA :
« Avant même l’intelligence artificielle, les algorithmes et les « robots logiciels » ont permis d’automatiser les process les plus standardisés : se référer aux conditions générales d’un contrat pour vérifier qu’un sinistre est bien pris en charge, par exemple. L’IA générative permettra d’aller un peu plus loin en s’attaquant à des activités plus conversationnelles qui pourront, elles aussi, être automatisées. »
Mais de façon moins massive : « Historiquement, l’industrialisation passait par la décomposition et la recomposition d’un process pour gagner en efficience ; l’IA, en revanche, ne traite pas l’ensemble d’un process mais seulement une tâche, voire une microtâche (la synthèse d’une réunion en temps réel par exemple). »
A ses yeux, la vraie rupture se joue plutôt sur le front du traitement automatique du langage : « Toutes les activités conversationnelles sont très exposées à cette transformation », poursuit Michel Paillet.
Mais il faut accepter de ne pas aller trop loin : « L’expérience montre que plus on digitalise une activité, plus les clients ont besoin d’humain », insiste Norbert Girard.
Consultants pas totalement désintéressés
Les salariés aussi ! Le déploiement de l’IA les expose en effet à des conflits de rationalité qui peuvent être ravageurs. Dans une étude passionnante sur les impacts de l’IA sur le travail, le laboratoire de recherche-action LaborIA explore les différentes formes de conflits entre la logique gestionnaire et la logique du travail réel, la logique de productivité et l’éthique du travail, ainsi que les dissonances cognitives entre « les attentes contradictoires des salariés à l’égard de l’IA », qui peut être vue tour à tour comme un assistant serviable à qui l’on délègue ses tâches rébarbatives et comme « un concurrent qui menace son champ de compétences […] et dont il faut se préserver. »
Une profession se débat douloureusement au milieu de tous ces conflits : la traduction, systématiquement citée comme la plus exposée à la révolution de l’IA. A juste titre, estime Laura Hurot, traductrice indépendante engagée au sein du Collectif pour une traduction humaine, qui a déjà vu son métier changer avec la mise en œuvre des premiers modèles de traduction automatique apparus dès les années 1960.
Le mouvement s’est accéléré en 2015, avec le passage de la TAS (traduction automatique statistique) à la TAN (traduction automatique neuronale), qui s’inspire des mécanismes du cerveau humain pour générer des traductions plus précises et plus humaines.
« Au début, on nous a dit que cela ne concernerait que les textes très formatés, les bulletins météo, par exemple, se souvient Laura Hurot. Au fil des années, nos donneurs d’ordres, essentiellement les agences de traduction, ont commencé à réduire unilatéralement nos tarifs au motif que ces outils nous permettaient de gagner en productivité. »
Jusqu’au choc ChatGPT, fin 2022, et la découverte de l’intelligence artificielle générative par le grand public.
« Les agences ont alors paniqué, explique Laura Hurot. Poussées par des consultants pas totalement désintéressés mais ignorants de la réalité de nos métiers, elles ont investi dans des outils de TAN. »
Depuis, les traducteurs doivent travailler à partir d’un texte pré-traduit par l’IA « qui peut être bluffant au premier regard, admet Laura Hurot. Mais cela reste de la traduction littérale. Or, on ne traduit jamais un texte littéralement : il faut souvent reformuler pour le rendre plus compréhensible. C‘est ce qui fait tout le sel de notre métier. »
« Partir de la version produite par l’IA ne nous fait pas vraiment gagner de temps voire, dans certains cas, nous en fait perdre, regrette Laura Hurot. Ce qui n’a pas empêché les agences de réduire nos tarifs de 30 % à 40 %. »
C’est là tout le problème des traducteurs : ce sont essentiellement des travailleurs indépendants, ou plutôt des travailleuses indépendantes tant la profession est féminisée, qui peinent à établir un rapport de force avec leurs donneurs d’ordre.
Dialogue social
Pour éviter ce genre de dérive dans les entreprises, Eric Peres, secrétaire général de la fédération FO-Cadres, plaide pour un « dialogue social technologique ».
« A l’heure actuelle, le déploiement de systèmes d’intelligence artificielle (SIA) ne fait l’objet d’une consultation du CSE (comité social et économique) que dans environ trois cas sur dix », a-t-il expliqué lors d’une table ronde organisée par l’Association des journalistes de l’information sociale (Ajis).
Au regard des transformations profondes portées par ces outils, ce devrait pourtant être le cas. Mais les parties prenantes peinent à s’engager. « Les directions d’entreprise font preuve d’une certaine fragilité, observe Eric Peres. Il ne faut pas croire qu’elles ont une parfaite maîtrise des enjeux. Elles sont plutôt dans un comportement mimétique et font de l’IA parce qu’il faut en faire. »
Face à elles, « les organisations syndicales commencent à s’emparer du sujet. Mais cela demande une certaine expertise : il ne faut pas avoir peur de soulever le capot et d’aller voir comment fonctionnent les algorithmes, les modèles d’apprentissage… »
Quant aux salariés, ils se sont déjà approprié ChatGPT dans leur vie personnelle et n’hésitent pas à l’utiliser de façon informelle dans leur vie professionnelle :
« En tant qu’administrateur de l’Apec (association pour l’emploi des cadres), j’ai vu des consultants recourir à ChatGPT pour rédiger des offres d’emploi, relate Eric Peres. C’est effectivement une application intéressante mais elle comporte des risques juridiques et doit être encadrée. »
Appréhender les limites de l’IA
Les ressources humaines (RH) et le recrutement sont effectivement dans l’œil du cyclone de l’IA. Le lancement de Copilot, le robot conversationnel (chatbot) de Microsoft, début 2023 marque une étape majeure, estime Cyril Cuënot, responsable des activités de conseil en RH et transformation des entreprises du cabinet Sia Partners :
« Il va bousculer les outils RH, prévient-il, exemples à l’appui. En matière de gestion des talents, par exemple, l’IA est capable d’anticiper les futurs mouvements de personnels et de sélectionner les meilleurs profils en fonction de leurs compétences ou de leur expérience. Elle peut donc faciliter les process de recrutement mais elle ne remplacera jamais un vrai DRH. »
En tant que fournisseur de solutions technologiques pour les RH, Patrice Poirier, président et fondateur de Sigma RH, aurait tout intérêt à le contredire. Il s’en garde bien :
« L’intelligence artificielle peut accompagner un recruteur, explique-t-il. Elle peut lui suggérer une liste de questions à poser aux candidats ou produire instantanément le compte-rendu d’un entretien. Mais elle ne prendra pas la décision à sa place : le risque de biais est bien trop important. »
A ses yeux, l’IA est un formidable outil qui permet de gagner du temps et d’accélérer la montée en compétences des juniors. Elle traite les tâches sans valeur ajoutée « qui sont particulièrement importantes dans le domaine des RH ! » Elle peut également donner des outils d’aide à la décision : des recommandations ou des critères de choix dans un processus de recrutement, par exemple.
« Ce sont donc des outils transformateurs », conclut Patrice Poirier. Mais certainement pas de véritables DRH : « Retirer l’humain des ressources humaines, ce serait vraiment inhumain ! »
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