« France » de Bruno Dumont, une satire de l’impitoyable monde des médias
Sur un bateau de migrants en Méditerranée ou lors d’une rencontre avec des combattants anti-Daesh au Sahel, France met en scène ses reportages, lance des “action” et “coupez” à ceux qu’elle rencontre et fait prendre tous les risques à ses techniciens. Tout pour que ses images soient “formidables” et que France soit “la plus grande journaliste de France”.
Obsédée par son image et sa notoriété, l’icône vacille lorsqu’elle cause un accident de la route. Et l’on voit doucement se craqueler le vernis cynique de son existence, soudainement prise d’interrogations très humaines sur la façon dont elle exerce son métier et les conséquences de ses actes auprès des téléspectateurs, mais aussi de sa famille.
Bruno Dumont, lui-même, joue de ce pouvoir de mystification des images avec une scène d’ouverture où il fait interagir le président Emmanuel Macron avec France de Meurs lors d’une conférence de presse à l’Élysée, dont un extrait est à découvrir dans la bande-annonce en tête de cet article. “Vous vous rendez compte du degré de mystification des images? On peut tout mystifier. Au cinéma ce n’est pas très grave, parce qu’on sait que c’est de la fiction. Mais alors dans les médias…”, commente le cinéaste de 63 ans à qui l’on doit aussi “Ma Loute”, “Jeanne” ou la série “P’tit Quinquin”.
Le long-métrage, qu’il décrit comme “un mélange de la tragédie antique” que traverse son héroïne, “et de la comédie grotesque et lourdingue”, n’est pour lui pas à charge contre les journalistes – “il y a en des très bons et des très mauvais” – mais s’intéresse plutôt aux vices et aux contradictions de ce métier ancré dans une industrie avide de rendement. Interview.
Vous avez, je crois, écrit ce film après une rencontre avec Léa Seydoux. Vous avez construit ce personnage autour d’elle?
Bruno Dumont: J’ai l’habitude de travailler comme cela. La personnalité, le caractère, la nature, la sensibilité de la personne joue énormément. Même si je mets les acteurs dans une fiction totale, je préfère me régler sur eux plutôt que de leur demander de faire des pirouettes dans tous les sens, et j’ai fait pareil avec Léa Seydoux. Quand je l’ai rencontrée, j’avais trouvé chez elle ce côté à la fois sophistiqué, cette amplitude assez forte dans son caractère, et j’ai construit France comme cela.
En fait, le métier d’actrice n’est pas si loin de celui d’animatrice star de la télé…
De façon générale, je pense que la télé et les écrans numériques sont les petits du grand écran du cinéma. On fait des plans, des coupes, on monte, on mixe. Pour moi les médias font du cinéma, même si c’est avec le réel. La matière diffusée n’est pas fausse, mais elle n’est pas totalement vraie. Au cinéma c’est clair parce qu’on sait qu’on fait de la fiction, or quand on est devant un écran de télé, on nous dit que c’est vrai sans que ce soit toujours le cas. Ça interroge la représentation du réel et le degré de mystification des images. Et le jeu des personnes est aussi une forme de théâtre.
Il y a beaucoup de gros plans sur le visage du personnage de Léa Seydoux dans “France”, pourquoi vous avez eu envie de la filmer comme cela?
Je fais un travail de transfiguration, de représentation qui relève plus du roman-photo que d’autre chose. Donc j’exagère énormément tout, mais uniquement pour grossir les traits et pour mieux voir. “France” est une satire dans laquelle je fais la part entre la personne et l’industrie médiatique. J’ai souvent trouvé des gens qui étaient tiraillés entre la noblesse d’un métier héroïque, qui est à la quête de la vérité, et la machine derrière qui broie tout ça.
Le personnage de France est un paradoxe dans mon film: elle fait totalement partie du système médiatique, elle l’incarne ; mais en même temps elle est dotée d’une extrême sensibilité, se rend compte de ce qu’elle fait et interroge son intégrité. Elle incarne la complexité de la femme, et de la nature humaine plus globalement. On est tous balancés entre notre turpitude et notre grâce. C’est une transfiguration d’un monde, et non une chronique sur une journaliste française.
Le film soulève également la question de “l’esthétiquement correct” dans les médias, lorsque le personnage de Blanche Gardin s’extasie notamment devant les “beaux visages” d’enfants sur un bateau de migrants en Méditerranée…
À la télévision, et sur les écrans plus largement, le bien s’est transformé en beau. Même lorsqu’un événement est tragique, il entre dans le domaine du spectaculaire, de l’esthétique. C’est gravissime parce que ça retire la nature de la réalité, pour la transformer dans une espèce d’esthétique journalistique. Un avion qui se crashe c’est “formidable” parce que c’est un événement criant qui finit par déborder dans le drame, et les journalistes en sont bien conscients. D’autant plus sur les chaînes d’infos en continu où il faut remplir l’antenne.
Est-ce que le cinéma lui se défait de cette esthétique?
Non pas du tout, car le cinéma c’est un spectacle. Moi je fais du spectacle!
Pourtant dans “France”, vous malmenez un peu la beauté de Léa Seydoux. Dans certaines scènes, son visage est totalement transformé, décomposé par la colère ou les larmes…
Tout à fait, et c’est formidable une actrice qui est capable d’accepter de faire cela de façon provisoire et intermittente. Je pense que Léa Seydoux a compris que le germe de la beauté, c’est la non-beauté. Dans le film, son hyper beauté rentre parfois dans des zones de tristesse ou d’angoisse où elle se défigure, et s’enlaidit. La fonction du cinéma c’est de montrer la vérité des gens, et donc qu’il y a du laid comme du beau.
Encore une fois, c’est toute cette complexité qui m’intéresse dans ce personnage. Je ne voulais pas simplement que le spectateur ait un rejet pour elle et la déteste. Depuis que je fais du cinéma, je prends souvent des anti-héros pour les glorifier. Léa ou France, ça m’intéresse de la montrer telle qu’elle est pour la glorifier finalement.
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