En Ukraine, l’armée russe est-elle déjà embourbée?
Sauf qu’après deux semaines de conflit, il n’en est rien. Et la conquête express de la Crimée, en 2014, semble bien lointaine. Cette fois, le monde occidental se mobilise pour soutenir l’Ukraine, de nombreuses villes résistent ardemment aux attaques russes, à commencer par la capitale Kiev, et l’immense colonne de véhicules blindés censée mettre un terme à la résistance du pouvoir ukrainien progresse toujours à très faible allure.
Tant et si bien qu’après la rapide percée russe des premiers jours -que ce soit à partir de la frontière biélorusse, dans le Donbass largement pro-russe ou depuis la Crimée annexée- les rapports des spécialistes se font de plus en plus succincts. “Peu de changement” ou “situation inchangée” pour l’ancien soldat et historien Michel Goya, “progression laborieuse” pour le spécialiste militaire de CNN Jim Sciutto, “aucun chemin vers la victoire pour les Russes” d’après l’ancienne analyste américaine Chelsea Manning.
Au point qu’une petite musique commence à se faire entendre: et si la Russie était en train de s’enliser dans un conflit parti pour durer?
Le pire moment pour attaquer?
Le premier élément qui accrédite cette idée a largement fait parler ces derniers jours, y compris sur Le HuffPost: il s’agit de la “raspoutitsa”, que l’on pourrait traduire par “météo des mauvaises routes”. Une contrainte météorologique qui n’a visiblement pas été anticipée par les Russes, convaincus de leur victoire rapide en Ukraine. Sauf qu’après deux semaines de combats, le redoux printanier, les pluies et la fonte des neiges se précisent et risquent de transformer les plaines ukrainiennes en un bourbier inextricable.
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À l’image de ce qu’ont vécu par le passé les armées de Napoléon 1er durant la campagne de Russie ou les nazis dans leur tentative avortée de prendre Moscou pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce qui fait s’interroger Michel Goya “sur le choix de la date de l’offensive russe dans la plus mauvaise période météo de l’année pour l’engagement d’importantes forces mécanisées”.
Car ces conditions déjà très complexes à l’heure de la cavalerie napoléonienne ont des effets encore pires sur du matériel mécanique. Surtout si celui-ci est mal entretenu. Or comme le notent plusieurs spécialistes, c’est le cas d’une bonne partie des véhicules russes. Sur Twitter, Trent Telenko, un ancien contractuel de l’armée américaine spécialisé dans la maintenance des blindés, décrit comment certains véhicules russes sont incapables de résister à quelques jours d’immobilité, du fait justement de leur mauvais état.
C’est ce que montre l’exemple que vous pouvez retrouver ci-dessous d’un Pantsir-S1, un véhicule lourd transportant des armes anti-aériennes, dont les pneus se détruisent lorsque le véhicule commence à être arraché à la boue. Une absence d’entretien qui a comme conséquence une progression très lente des troupes du Kremlin, et qui ne sera qu’aggravée par la boue collante de la “raspoutitsa”.
L’approvisionnement
Un autre facteur qui explique cette lente progression des armées russes réside dans l’absence d’anticipation d’une campagne pouvant durer. Pensant rencontrer un soutien populaire et avancer bien plus rapidement, les troupes de Moscou se retrouvent en effet face à des pénuries de carburant, d’équipement et à un matériel qui peine à soutenir deux semaines de combats et de voyage.
“Comme prévu, les tentatives de la Russie pour se réapprovisionner se heurtent aux manques bien connus de leurs troupes en matière de logistique. Ici, vous pouvez voir des camions citernes qui sont aussi bloquées que les véhicules qu’elles sont censées alimenter.”
Les difficultés se retrouvent aussi sur le plan des effectifs humains dont disposent les Russes pour mener leurs offensives. Avec des pertes estimées à 100 à 200 soldats par jour par l’analyste Michel Goya dans la revue Le Grand Continent, et à entre 2000 et 4000 par le renseignement américain depuis le début de l’offensive, une chose est sûre: les dégâts sont bien plus lourds qu’attendu. En ajoutant les blessés à ce bilan, le recours aux conscrits et aux réservistes aura donc lieu à un moment ou à un autre si le conflit s’éternise, avec une perte en qualité et en motivation qui sera nécessairement dommageable pour les troupes russes.
Même chose du côté du matériel où le site spécialisé Oryx estime à près de 1000 les pertes de véhicules. Parmi ceux-là, des dizaines de chars d’assaut ont été abandonnés aux mains des Ukrainiens, une dizaine d’avions de chasse ont été abattus et de très nombreuses pièces d’artillerie ont été détruites. Des pertes qui jouent sur la force de frappe russe et qui entraînent là encore des délais, entre nécessité de réorganiser les troupes et attente de renforts.
La résistance ukrainienne
Mais si les Russes ne sont pas encore parvenus à remplir leurs objectifs, c’est aussi parce qu’ils ont affaire à une féroce résistance de la part des locaux. En milieu urbain notamment, les troupes régulières, renforcées par des combattants étrangers souvent très expérimentés et des partisans issus de la population civile, se mettent à former des guérillas qui rendent les opérations russes encore plus compliquées.
Des combattants dont l’ardeur est par ailleurs exacerbée par la stratégie adverse, qui multiplie -à mesure que sa progression ralentit- les bombardements contre des villes. Jusqu’à faire des martyrs des habitants de certaines métropoles, à l’image notamment de Karkhiv et Marioupol, coupées du monde et accablées par l’armée adverse. Car sur ce terrain urbain, la domination numérique et technique des Russes peine à s’exprimer.
“Rendez-vous compte de ce que à quoi la ‘libération’ du peuple ukrainien ressemble…”
D’autant que ceux qui choisissent de prendre les armes côté ukrainien sont largement soutenus par l’Occident. Depuis l’annexion de la Crimée, en 2014, les Américains ont notamment bien cerné l’enjeu géopolitique que constitue l’armement de l’Ukraine. Au point de verser plusieurs milliards de dollars chaque année pour encourager l’équipement et la formation des troupes ukrainiennes.
Ces financements étrangers ont aussi été utilisés pour s’équiper en drones “low cost”, pour reprendre la formulation de l’ancien colonel Michel Goya. En l’occurrence des Bayraktar TB2 produits par une entreprise privée turque. Dans les colonnes du média spécialisé Opexnews, on apprend que ces appareils coûtent beaucoup moins cher que ceux conçus par les armées occidentales. Et s’ils peuvent évidemment être détruits par des avions de chasse ou une défense anti-aérienne, ils causent des dégâts très importants aux effectifs au sol, notamment aux blindés grâce aux quatre missiles qu’ils peuvent embarquer. Preuve de cette efficacité: la résistance qu’opposent les Ukrainiens alors que leur aviation a été mise en déroute dès les premières heures du conflit.
Et les financements occidentaux ne se sont pas limités aux mois précédant l’invasion russe. Depuis le début du conflit, les Ukrainiens ont reçu et vont continuer à recevoir du matériel en quantité. D’après des sources militaires américaines, mercredi 9 mars, ce sont 17.000 missiles anti-chars d’assaut et 3700 anti-aériens qui ont été fournis. Généralement projetés grâce à des lanceurs portés à l’épaule par les combattants ukrainiens, ils permettent une résistance efficace contre les blindés et les hélicoptères russes.
Une grande offensive à venir?
Autant d’éléments qui font que, dans le Wall Street Journal, Michael Kofman, spécialiste de la Russie au sein du cabinet CNA, aux États-Unis, se montre extrêmement critique envers la stratégie russe en Ukraine. Il explique même qu’en ayant donné du crédit au plan de Poutine et en acceptant d’y engager des troupes aussi nombreuses, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou “a, pour faire court, précipité l’armée russe vers un désastre annoncé”.
Une assertion qui pourrait toutefois ne pas tenir dans les jours qui viennent. En effet, à entendre ce même Michael Kofman, les problèmes logistiques de la Russie pourraient avoir été “exagérés” dans les premiers jours de l’invasion, et seraient en cours de résolution. Tant et si bien qu’avec des forces qui ont mieux résisté que prévu à leur immobilité, la grande offensive pour couper Kiev du reste du pays pourrait connaître une vive accélération ces prochains jours.
Comme le rapporte le Guardian, Nick Reynolds, expert du combat d’infanterie au sein du think tank britannique Rusi, résume ainsi la problématique des jours à venir: les Russes ont-ils suffisamment réapprovisionné leurs troupes pour achever l’encerclement de Kiev et ainsi frapper un coup décisif? Si oui, les ratés et l’embourbement des troupes du Kremlin pourraient n’avoir été que passagers. D’après le renseignement américain, une chose en tout cas est certaine: ce ne sont pas les revers et les retards dans la conquête de l’Ukraine qui freineront les ardeurs de Vladimir Poutine.
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