Hébergement d’urgence au rabais à Montpellier
Depuis les abords du site, on aperçoit d’énormes camions qui entrent et sortent, puis un bâtiment central qui abrite une entreprise de logistique. A première vue, rien de plus banal. Mais, en y regardant de plus près, une chose intrigue : des rangées de conteneurs posés sur le parking. Derrière une petite fenêtre, une jeune femme se tient debout dans un réduit, pas plus de 4 m2. Autour d’elle, un lit, un petit frigo, une mince armoire métallique, des étagères, et tout juste la place de se mouvoir.
Début 2020, elles sont près de 30 sans-abri, dont douze ayant de fortes addictions, à être ainsi logées dans cette zone d’activités économiques au sud de Montpellier, entre concessionnaires automobiles et grossistes. Le gestionnaire ? Coallia, une grande association du secteur social.
Dans chaque conteneur, équipé d’une cuisine sommaire et d’une salle de douche exiguë, deux femmes en chambres individuelles minuscules, deux autres en chambres doubles, avec leurs animaux si elles en ont. Hébergées pour un mois renouvelable, elles reversent un loyer, selon leurs ressources.
De l’autre côté du parking, une autre rangée de conteneurs, qui servent d’abris de nuit pour 32 hommes et quatre couples. Ils sont orientés par le 115 le soir et doivent théoriquement repartir dès le matin. Mais depuis le premier confinement, ils ont été autorisés à rester dans la journée. Leurs fenêtres n’ont vue que sur le haut mur contre lequel elles sont alignées.
Conditions indignes
Pourquoi ces deux centres d’hébergement d’urgence sont-ils « malheureusement en mode dégradé », comme l’admet le coordinateur du site, Carlos Woloszyn ? « C’est provisoire. On s’est engagé à construire un bâtiment qui sera prêt dans deux ans environ », justifie Christophe Cavard, responsable Grand Sud de Coallia sur le secteur du logement accompagné. « Ces bungalows ont au moins le mérite de répondre à l’urgence, de mettre au chaud les gens qui étaient à la rue. »
« On nous répond : c’est toujours mieux que la rue ! », Amélie Corpet, Secours catholique
Ce n’est pas l’avis de la Fondation Abbé Pierre : « Les conditions sont indignes ! », proteste Sylvie Chamvoux-Maître, sa déléguée régionale. « Cela fait des mois qu’on alerte sur ce site inhospitalier, à l’autre bout de la ville », se désole Amélie Corpet, déléguée départementale du Secours catholique dans l’Hérault. « On nous répond : c’est toujours mieux que la rue ! », s’agace-t-elle.
Educatrices et assistante sociale expliquent avoir dû se battre pour obtenir le minimum de prestations et d’équipement alors même qu’il s’agit d’aider ces personnes à réinvestir un logement en autonomie : pas d’armoire, manque de nourriture, de produits d’hygiène et d’équipements de protection contre la pandémie, nettoyage très insuffisant…
Une situation qui rappelle que, malgré son impérieuse nécessité, l’hébergement d’urgence se fait parfois au rabais. La faute en revient d’abord à la baisse des tarifs de l’Etat, selon la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), qui regroupe 800 associations de lutte contre l’exclusion.
« Le plafond est de 25 euros par jour et par personne (sauf en Ile-de-France, 34 euros) et il n’est pas rare d’avoir des places à 17 ou 18 euros », déplore Florent Guéguen, directeur de la FAS.
Il s’agit là de prix « tout compris » : hébergement, deux repas par jour, accompagnement social ou socio-éducatif. « A ce tarif, il n’est pas possible de réaliser toutes ces prescriptions », dénonce le directeur de la FAS, qui regrette que les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) soient mis de côté.
« Ce sont eux qui assurent les meilleures prestations, pour un prix compris entre 40 et 50 euros par jour et par personne, poursuit-il. Mais l’Etat a réduit ses dotations et donné la priorité aux nuitées à l’hôtel et aux centres d’hébergement d’urgence pour des mises à l’abri d’une nuit ou de quelques nuits. »
La pression est d’autant plus forte que des villes comme Montpellier sont sous-dotées en hébergements d’urgence.
Dans les conteneurs, la cohabitation est difficile, notamment du côté des femmes, certaines arrivées via le 115 parce qu’elles étaient à la rue, les autres par le Caarud (centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues) parce qu’elles avaient en plus de lourdes addictions, et qui doivent partager une chambre double.
Résultat, « on met ensemble des femmes qui ont un parcours d’errance plutôt long et qui doivent tout réapprendre, d’autres qui n’ont pas ce passé lourd et sont très maniaques. On passe notre temps à gérer les conflits », déplore Pauline, éducatrice.
Du côté de Coallia, on assure que « ce site a la cote » et les gens « demandent à venir rue de l’Industrie pour ces chambres individuelles, préférées aux dortoirs, et la possibilité d’amener leurs animaux ».
Difficile, quoi qu’il en soit, de poser les bases d’une vie commune lorsqu’on a un parking pour seul horizon, et peu de moyens d’accompagnement social. Les travailleurs sociaux de Coallia, qui ne disposent que d’un petit bureau dans l’un des conteneurs, fenêtre contre un mur, ont aussi protesté contre « des conditions dégradées » : « contrats non fournis », « erreurs récurrentes dans les salaires », « manque de moyens matériels »…
« Managérialisme » des grandes associations
Pourtant, les conditions imposées par la préfecture de l’Hérault à Coallia, l’une des majors du secteur social (3 700 salariés, un chiffre d’affaires de 208 millions d’euros et un résultat net positif en 2018), sont loin d’être drastiques.
La subvention accordée « est un tarif classique, autour de 25 euros (par jour et par personne), auquel s’ajoute un financement spécifique dédié au Caarud pour l’accompagnement des femmes ayant des problèmes d’addiction. Le taux d’encadrement est un équivalent travailleur social pour une quinzaine de personnes », détaille Emmanuel Brasseur, directeur de l’hébergement et du logement accompagné de Coallia. La préfecture de l’Hérault, elle, n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Le terrain est fourni par le conseil départemental. « Un bungalow coûte moins cher qu’une chambre d’hôtel, indique Emmanuel Brasseur. Il s’installe en quelques jours et se raccorde facilement aux réseaux. On est dans un mode militaire, comme pour les camps de réfugiés à Grande-Synthe. »
« Nous avons répondu à l’appel d’un fonctionnaire qui nous avait connus sur un autre territoire », précise encore Emmanuel Brasseur, qui souligne que l’hébergement d’urgence n’est pas soumis à appel d’offres. « On est en contact rapproché avec les directions départementales de la cohésion sociale, les préfets, les directions des agences régionales de santé. L’Etat a intérêt à travailler avec des opérateurs tels que nous, au rayonnement national, et considérés comme plus professionnels que d’autres. »
En effet, observe l’économiste Lionel Prouteau, auteur de l’ouvrage Le paysage associatif français (Juris-Dalloz, 2019), « les grandes associations comme Coallia ou le Groupe SOS se sont adaptées à la montée en puissance de la commande publique. Cela suppose une technicité élevée, une adhésion aux exigences des pouvoirs publics et un « managérialisme » qui épouse les logiques de gestion et de réduction des coûts prévalant dans les entreprises commerciales. »
« Opératrices de politique publique, elles participent d’une externalisation des services publics dans le domaine du social, détaille-t-il. Elles sont largement dépendantes de l’Etat, mais celui-ci dépend d’elles également. »
Cela permet à Coallia de croître rapidement et de prendre les premières places. A Montpellier, où elle s’est implantée pour la première fois début 2020, Coallia a été désignée par la préfecture de l’Hérault pour créer les deux centres d’hébergement d’urgence déjà décrits, mais aussi un centre Covid dédié aux sans-abri. Elle a par ailleurs été choisie par le conseil départemental de l’Hérault pour prendre en charge les mineurs non accompagnés.
Toujours en 2020, à la demande de l’Etat, l’association « a ouvert 40 dispositifs en trente jours lors du premier mois de confinement en France », selon Emmanuel Brasseur, principalement pour accueillir des personnes à la rue ou permettre l’isolement de soignants. Premier opérateur de l’accueil et l’hébergement des demandeurs d’asile dans l’Hexagone, Coallia a également continué à développer ses capacités d’accueil et d’hébergement de mineurs non accompagnés.
Symbiose avec les pouvoirs publics
Cette proximité des grandes associations avec l’Etat repose en partie sur des liens personnels.
« Il y a une certaine osmose avec les pouvoirs publics comme dans les grandes entreprises, qui passe par des formes de pantouflage, constate Lionel Prouteau. Cette interpénétration, ce réseautage sont consubstantiels à la dépendance financière vis-à-vis des pouvoirs publics. Pour l’association, c’est un dispositif assurantiel ; pour les pouvoirs publics, un moyen de diffuser la culture administrative et leur politique publique. »
Cette symbiose se lit dans l’organigramme de Coallia. L’association est présidée depuis 2017 par Jean-François Carenco, l’ancien directeur de cabinet de Jean-Louis Borloo, qui fut préfet d’Ile-de-France entre 2015 et 2017 avant de devenir président de la Commission de la régulation de l’énergie (CRE). Depuis son arrivée, le conseil d’administration s’est élargi à Thierry Repentin, ex-ministre du gouvernement Ayrault ; Nicolas Machtou, ancien conseiller du Premier ministre Jean-Marc Ayrault et du président François Hollande ; Frédéric Salat-Baroux, secrétaire général de l’Elysée sous la présidence de Jacques Chirac, marié à Claude Chirac.
« On continue à appeler ces structures des associations, alors qu’elles ont très peu de bénévoles. Elles font appel à des réseaux d’associations qui mobilisent des bénévoles : c’est une externalisation du bénévolat », Lionel Prouteau, économiste
Cette dernière est par ailleurs membre du conseil d’administration de la Fondation Coallia Stéphane Hessel – Institut de France, après avoir présidé le fonds de dotation Stéphane Hessel. Quant au directeur général de Coallia, Arnaud Richard, il est depuis mars 2018 conseiller régional UDI d’Ile-de-France après avoir été député des Yvelines (2012-2017). Emmanuelle Cosse, ancienne ministre du Logement (EELV), a pris la présidence de Coallia Habitat en février 2019.
« Ce qui est surprenant, c’est que l’on continue à appeler ces structures des associations, alors qu’elles ont très peu de bénévoles. Elles font surtout appel à des réseaux d’associations qui mobilisent des bénévoles : c’est une externalisation du bénévolat », souligne Lionel Prouteau.
Tout cela au nom de Stéphane Hessel, fondateur de l’Aftam (Association pour la formation des travailleurs africains et malgaches) en 1962, rebaptisée Coallia cinquante ans après, et de ses valeurs de « solidarité, d’humanisme et d’ouverture », selon le site Internet de l’association, qui affiche en Une un beau portrait du diplomate, défenseur des droits de l’homme et auteur de Indignez-vous ! Au prix d’un grand écart entre l’image et les réalités du terrain.
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