La Commission européenne s’attaque aux géants du numérique
Connaissez-vous l’article 102 ? Introduit dans le traité de Rome en 1957, il vise à combattre et sanctionner les situations d’abus de position dominante exercés par des entreprises sur un marché spécifique dans l’Union européenne. C’est le cœur de la réglementation antitrust européenne, pilier du marché unique européen. Il a souvent été reproché à l’Europe de s’être construite d’abord comme espace économique et non pas comme espace politique.
Et dans cette logique économique, un acteur occupe un rôle prépondérant pour définir et faire respecter un droit européen de la concurrence, réguler les fusions et acquisitions et organiser la libéralisation des marchés au sein de l’espace européen : le commissariat européen à la concurrence, actuellement dirigé par Margrethe Vestager.
Redoutée par les entreprises et les Etats, cette dernière a exposé la nouvelle doctrine de la Commission en matière de droit de la concurrence dans une communication du 1er mars dernier. Son constat : la doctrine européenne de la concurrence est progressivement devenue obsolète face au développement de l’économie numérique et les pratiques anticoncurrentielles qui s’y développent.
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Une doctrine de la concurrence devenue obsolète
Avant de présenter les points clés de la communication de Mme Vestager, revenons en arrière sur ce qui constituait traditionnellement la doctrine européenne de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles.
Celle-ci était historiquement fondée sur des concepts issus de la théorie économique. La première étape était d’identifier un marché pertinent où les produits et services sont considérés comme substituables par le consommateur, dans une zone géographique bien identifiée, aux conditions de concurrence considérées comme homogènes.
Dans une deuxième étape, il s’agit d’attester l’existence d’un risque de position dominante de la part d’une entreprise appréhendée à travers sa part de marché, la stabilité de celle-ci dans le temps et l’existence de barrières à l’entrée.
Sur ce dernier point, l’enjeu est d’évaluer, même en l’absence d’une concurrence effective, que le marché est contestable (workable competition), c’est-à-dire qu’aucun obstacle n’empêche des entrants potentiels d’y accéder. Cependant, l’existence d’une situation dominante ne suffit pas à considérer qu’il y a abus.
Pour cela, et c’est la troisième étape, il faut démontrer que le comportement de l’entreprise incriminée vise intentionnellement à distordre les conditions de la concurrence, par exemple en vendant des produits à des prix abusifs ou, à l’inverse, en les vendant à perte. La doctrine européenne a essayé de s’adapter, depuis 1957, aux évolutions des marchés.
Mais la critique a été régulièrement portée à la Commission de se focaliser sur la question des prix, alors que la concurrence englobe bien d’autres dimensions.
Quand l’économie numérique bouscule les règles du jeu
La digitalisation et l’émergence d’une économie de plates-formes bousculent l’approche traditionnelle de la concurrence sur trois plans. Tout d’abord, elle fait voler en éclat le concept de marché pertinent, à la fois sur le plan du critère de substituabilité des produits que sur celui du périmètre géographique.
Prenons un exemple, celui d’Amazon. Cette plate-forme de marché vend une grande variété de produits qui dépasse le périmètre des distributeurs traditionnels les plus généralistes. Par ailleurs, son rayon d’action ne connaît aucune frontière géographique. Ensuite, le prix n’est plus nécessairement un critère pertinent, à l’instar des entreprises-plates-formes qui fonctionnent selon le principe des marchés bifaces.
Pour expliquer ce principe, prenons maintenant l’exemple de Google. L’accès à ce moteur de recherche et à des contenus en ligne est gratuit, l’entreprise se rémunérant grâce à la publicité (qui dépend du nombre d’utilisateurs) et la vente de données personnelles à d’autres entreprises.
Ce modèle d’affaires se fonde sur la combinaison de données massives sur les utilisateurs et d’algorithmes opaques qui orientent leurs recherches
Le modèle d’affaires de ces acteurs se fonde ainsi sur la combinaison de données massives sur les utilisateurs et d’algorithmes opaques qui orientent leurs recherches vers certains contenus ou services, faussant ainsi la concurrence à l’insu des internautes.
Enfin, les géants du numérique bénéficient d’économies de réseaux croissants : la valeur d’usage de leurs plates-formes s’accroît avec le nombre d’utilisateurs, vouant les concurrents à la marginalité. Les géants du numérique – les Gafam et TikTok – ont ainsi acquis une position de quasi-monopole en Europe comme dans la plupart des pays du monde. Pourtant, près de 10 000 plates-formes en ligne existent, mais l’immense majorité ne capte qu’une infime partie du marché numérique européen.
Un arsenal réglementaire inédit
C’est dans ce contexte bouleversé que s’inscrit la communication de Margrethe Vestager, qui défend la nouvelle doctrine de la Commission européenne en matière de concurrence. Cette dernière indique que, dès 2008, la Commission a commencé à poursuivre les géants du numérique pour des pratiques jugées anticoncurrentielles.
Outre le prix, elle souligne que l’évaluation des pratiques anticoncurrentielles concerne également la liberté de choix des consommateurs, la diversité des choix possibles, la qualité ou l’innovation.
A propos de la liberté de choix des consommateurs, elle prend l’exemple de l’action menée contre Google Android, accusé de bloquer l’accès au marché de moteurs de recherche concurrents, restreignant de fait la liberté de choix des utilisateurs à leur insu.
Un autre cas d’abus de position d’une nature nouvelle, explique-t-elle, est celui de Facebook, qui lie sa place de marché Meta aux utilisateurs de son réseau social Facebook, excluant de fait tous ceux qui n’utilisent pas ce réseau social.
Pour renforcer ses capacités de régulation, l’Union européenne vient d’adopter une nouvelle réglementation, le Digital Markets Act (DMA), qui impose des obligations de transparence et définit des interdictions aux gatekeepers, c’est-à-dire aux entreprises qui contrôlent l’accès à Internet. Ce règlement est entré pleinement en vigueur le 6 mars 2024. Pour Margrethe Vestager, c’est un outil essentiel dans la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles.
En pratique, ces gatekeepers sont désormais soumis à différentes obligations : rendre les messageries instantanées interopérables avec les concurrents, interdire l’imposition d’un navigateur web ou d’un moteur de recherche par défaut, interdire la réutilisation des données personnelles pour des publicités ciblées, ou encore favoriser les services qu’elles vendent au détriment de ceux proposés par des entreprises sur ces mêmes plates-formes (auto-préférence), etc.
En cas d’infraction, ce nouveau règlement prévoit des sanctions très lourdes : amendes pouvant atteindre 10 % du chiffre d’affaires mondial du groupe, voire possibilité d’obliger les entreprises à céder certaines activités.
Souveraineté économique et libertés individuelles
Mais l’objet de cette nouvelle doctrine se limite-t-il au renouvellement des règles d’une concurrence répondant aux critères de marchés libres ? En regardant de près les textes en question, on peut franchement en douter tant il est question, comme nous l’avons illustré précédemment, d’interdictions et d’obligations qui vont bien au-delà de la sphère strictement économique.
L’enjeu est double, nous semble-t-il : acquérir une souveraineté européenne dans un domaine d’activité (le numérique) devenu un enjeu de compétitivité majeur ; mais également protéger la vie privée des citoyens qui utilisent ces plates-formes au quotidien et méconnaissent les manipulations dont ils sont l’objet.
La Commission prend acte d’un mouvement irréversible : la sphère économique déborde toujours davantage sur la sphère politique, sociale et privée
Avec ces nouvelles régulations, la Commission prend acte d’un mouvement irréversible associé à l’emprise grandissante du numérique : la sphère économique déborde toujours davantage sur la sphère politique, sociale et privée.
Si l’on veut préserver les libertés individuelles et les capacités d’action des Etats membres et de l’Union européenne, il n’y a d’autre issue que de réguler la puissance excessive des géants du numérique. Cet interventionnisme inédit marque une rupture avec les doctrines anticoncurrentielles traditionnelles qui se bornaient à encadrer les règles du jeu marchand.
Mais si les mesures annoncées vont clairement dans le (bon) sens d’une protection des intérêts européens, ceux des citoyens comme des entreprises, la Commission continue à justifier son action en mobilisant une rhétorique classique. Comment expliquer cette frilosité langagière ?
Deux hypothèses peuvent être avancées. La première est que l’institution européenne veut éviter de s’attirer les foudres des gouvernements américains et chinois, très sourcilleux sur le protectionnisme, et enclins à prendre des mesures de rétorsion.
La seconde est que, même s’il existe un consensus sur l’inadaptation de la doctrine européenne de la concurrence dans le cas de l’économie numérique, beaucoup de hauts fonctionnaires, économistes et dirigeants européens restent attachés à une doctrine néolibérale d’ouverture des marchés.
L’exemple de l’accord de libre-échange du Ceta avec le Canada, que la plupart des Etats membres souhaitent voir ratifier malgré de nombreuses oppositions, l’atteste. Malgré cela, on pourrait assister à la résurgence d’une forme de protectionnisme qui ne dit pas son nom, afin de protéger l’environnement et les intérêts vitaux de l’Europe.
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