Les « fondamentaux », une obsession sans fondement
Dans les discours sur l’école, que ce soient ceux des politiques ou des éditorialistes, il y a des figures imposées. L’appel aux « fondamentaux » en fait partie avec d’autres comme « la restauration de l’autorité » ou « le retour de l’exigence ». Mais que veut dire ce mot fourre-tout ?
Derrière cette expression en apparence anodine et de bon sens, il y a une conception de l’enseignement et des apprentissages qui mérite d’être déconstruite et questionnée.
Même si l’on peut trouver des traces de ce terme assez tôt dans l’histoire de l’éducation (une circulaire de 1960 en parle), c’est surtout dans les vingt dernières années que son usage, (et son mésusage !) s’est amplifié.
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Une brève histoire des « fondamentaux »
Bien sûr, dans les cycles d’enseignement définis par la loi Jospin en 1989, le cycle 2 (CP, CE1, CE2) est nommé « cycle des apprentissages fondamentaux », mais l’usage politique du terme commence véritablement avec les programmes électoraux de droite et d’extrême droite aux deux dernières élections présidentielles.
Tous réclament le « retour aux fondamentaux ». François Fillon, en 2017, tout en dénonçant les « pédagogistes prétentieux », veut « consacrer les trois quarts du temps de classe à l’apprentissage de la lecture, de l’écriture, du calcul, des grands personnages et des grandes dates de France ».
Marine Le Pen, à la même époque, veut-elle aussi favoriser « la transmission des connaissances par le renforcement des apprentissages fondamentaux » tels que le français, l’histoire ou le calcul. Elle poursuit dans la même voie en 2022 en assurant vouloir supprimer « tous les enseignements ineptes » comme les enseignements pratiques interdisciplinaires et augmenter le temps de travail des élèves d’une heure à une heure et demie par jour.
Jean-Michel Blanquer en fait un mantra et même une obsession. Il martèle sa définition : « Lire, écrire, compter et respecter autrui »
Emmanuel Macron, en 2017, ne parlait pas à proprement parler de « fondamentaux », mais son ministre de l’Education durant son premier mandat, Jean-Michel Blanquer, en fait un mantra et même une obsession. Il rebaptise une sous-direction de l’administration centrale en « direction des savoirs fondamentaux » au lieu de « direction du socle commun ». Surtout, il martèle au long de ses innombrables interviews sa définition : « Lire, écrire, compter et respecter autrui. »
Cela ne va plus cesser. Emmanuel Macron reprend d’ailleurs ce mantra à son compte, lors de son deuxième mandat, à l’occasion de ses nombreuses interventions sur l’école, mais avec une nuance : « Lire, écrire, compter, bien se comporter. » Gabriel Attal, au salon Educ@tech, a voulu ajouter un cinquième élément à cette liste : « Lire, décoder, décrypter l’information. »
Mais c’est surtout avec le « choc des savoirs », annoncé le 5 décembre, que la rengaine des fondamentaux bat son plein. Quatre occurrences dans la présentation du ministre et six dans le dossier de presse. On y annonce même la création de Conseils académiques des savoirs fondamentaux.
Pour résoudre les problèmes de l’école (qu’on s’est employé à dramatiser), la solution résiderait donc dans ces bons vieux fondamentaux qu’on aurait oubliés à force de pédagogisme…
On est les champions…
Pourtant, quand on regarde les comparaisons internationales, comme le fait la publication de l’OCDE Regards sur l’éducation 2023, on note que « la France consacre 59 % du temps scolaire dans l’enseignement élémentaire à la compréhension de l’écrit (lecture, expression écrite et littérature) et aux mathématiques, soit la proportion la plus élevée de tous les pays de l’OCDE ».
En moyenne, dans les pays de l’OCDE, c’est 41 % du temps d’enseignement obligatoire au niveau primaire qui est dévolu à l’acquisition de compétences fondamentales en littératie et en numératie, avec 25 % dédiés à la lecture, à l’écriture et à la littérature, et 16 % aux mathématiques. Seules la France, la Croatie et la Lituanie consacrent au moins la moitié du temps d’enseignement obligatoire à la lecture, à l’écriture et à la littérature (première langue) et aux mathématiques.
En France, c’est 38,3 % du temps scolaire qui est consacré au français et 20,8 % aux mathématiques, contre respectivement 26,8 % en Allemagne (pour l’allemand s’entend) et 20,6 % en mathématiques, 25 % et 16 % pour la moyenne de l’OCDE. Et c’était bien avant les directives présidentielles et du nouveau ministre…
Cela alors même que le nombre d’heures annuel de temps de classe dans l’enseignement primaire est plus élevé en France (864 heures) que pour la moyenne des pays de l’OCDE (807 heures) ou pour la moyenne des vingt-deux pays de l’Union européenne (766 heures).
Est-ce à dire que le problème est ailleurs ? Ne souffrirait-on pas, au contraire, d’un excès de fondamentaux ?
Une conception étriquée des apprentissages
Que se cache-t-il derrière les fondamentaux ? Il y a d’abord une conception linéaire des apprentissages : il faudrait poser les bases avant de complexifier. Certes, mais on oublie que l’apprentissage est loin d’être un processus linéaire.
La pédagogie des préalables, c’est demander à un enfant de faire trois ans de solfège avant de pouvoir poser les mains sur un piano !
La pédagogie des préalables, consistant à aller toujours du simple au complexe, ressemble à une situation dans laquelle on demanderait à un enfant de faire trois ans de solfège avant de pouvoir poser les mains sur un piano ! C’est au contraire parce qu’il réalise que « ça fait du son » qu’il a envie d’apprendre à mieux jouer. C’est ce qui le motive aussi à revenir aux bases du solfège et de l’harmonie.
L’apprentissage et la motivation pour apprendre relèvent d’un processus complexe, fait d’allers-retours et de curiosité plutôt que d’un parcours purement linéaire allant impeccablement du simple au complexe.
Par ailleurs, il y a aussi l’idée qu’il faudrait énoncer des règles intangibles (que ce soit la grammaire ou les valeurs de la République…) pour qu’elles entrent dans la tête des élèves. Les programmes du primaire ou d’enseignement moral et civique, et bien d’autres, portent la marque de ce passage en force au mépris des avis négatifs des enseignants et des instances de consultation. Et, surtout, au mépris de l’esprit critique et du raisonnement des élèves.
Une hiérarchie des disciplines
Il y a enfin l’idée d’une hiérarchie des disciplines : il y aurait le « fondamental » et le reste. Pourtant, le rapport au savoir des élèves ne peut plus se constituer dans la juxtaposition des disciplines.
Nous sommes confrontés à un objectif de cohérence, de sens. L’approche pluridisciplinaire ne peut alors être vue comme une attaque ou une remise en cause, mais au contraire comme un moyen de redonner du sens et de valoriser les spécificités de chaque discipline. C’est en faisant de la cuisine ou en observant la nature qu’on fait du calcul. C’est en communiquant qu’on est motivé pour lire et écrire.
Jules Ferry l’avait bien compris, pour qui il y avait du fondamental dans chaque matière. Il répondait ainsi par avance aux critiques de Marine Le Pen et à ses « reproches d’excès dans les nouveaux programmes, d’accessoires exagérés, d’études très variées […] les leçons de choses, l’enseignement du dessin, les notions d’histoire naturelle, les musées scolaires, la gymnastique, les promenades scolaires, le travail manuel, le chant, la musique chorale » :
« Pourquoi tous ces accessoires ? Parce qu’ils sont à nos yeux la chose principale, parce que ces accessoires feront de l’école primaire une école d’éducation libérale. Telle est la grande distinction, la grande ligne de séparation entre l’ancien régime, le régime traditionnel, et le nouveau. » (discours de Jules Ferry au congrès pédagogique des instituteurs de France du 19 avril 1881.)
Comme le dit très justement une récente tribune signée par de nombreux pédagogues le resserrement sur les apprentissages dits fondamentaux signifie une réduction de l’ambition scolaire.
On ne peut qu’être inquiet : il faudrait inculquer plutôt que « faire apprendre », donner des réflexes plutôt que de la réflexion, séparer les disciplines et tout ce qui fait du sens
On nous annonce pour 2025 une réécriture du socle commun. On ne peut qu’être inquiet et craindre une réduction des ambitions imprégnée par la conception des apprentissages qui semble dominer et que nous venons de décrire : inculquer plutôt que « faire apprendre », donner des réflexes plutôt que de la réflexion, séparer les disciplines et tout ce qui fait du sens…
Si nous voulons sérieusement lutter contre les inégalités, il faut sans cesse nous poser la question de la motivation et de la signification de ce que nous enseignons, particulièrement pour les élèves les moins favorisés et familiarisés avec la culture scolaire. Il nous faut donc des méthodes pédagogiques qui donnent du sens et du pouvoir d’agir et d’interagir pour mieux comprendre.
Enfin, au-delà de la question de la rédaction des programmes, une réflexion devrait être menée en amont sur ce que devrait être la culture commune des jeunes citoyens du XXIe siècle. Cela, c’est bel et bien fondamental !
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