Chloé a 19 ans. Elle est accro à deux choses : son téléphone portable, et triturer sa peau. Son pire cauchemar, c’est la crise d’acné hormonale ou le gros bouton rouge sur le front qui vous punit d’avoir mangé un bon kebab. Vous savez, cette vilaine chose qui apparaît au beau milieu de votre figure juste avant un rencard ou une soirée branchée. Quand ça arrive, Chloé se dirige fissa dans la salle de bain, tire le comédon en mains et se positionne bien en face du miroir grossissant les yeux rivés sur son bouton, bien décidé à lui faire la peau. Chloé perce, gratte, triture pendant de longues minutes celui qui est devenu son obsession. Après une bonne demi-heure, le bouton a disparu pour faire apparaître une grosse plaie suintante et rouge. Résultat, Chloé n’ira ni en soirée ni à un rencart mais à la pharmacie acheter de la crème cicatrisante et passera le reste de week-end à se l’appliquer pour que d’ici lundi, elle puisse aller bosser sans avoir à inventer une excuse bidon qui expliquerait pourquoi elle a un gros pansement sur le visage. 

« C’est devenu tellement important dans ma vie que ça passe avant de voir mes amis ou réviser mes cours » – Chloé

Comme 2 à 5% de la population, Chloé est atteinte de dermatillomanie, un TOC (trouble obsessionnel compulsif) encore trop peu connu. Il touche principalement les femmes (à 86%), surtout les jeunes. Reconnu seulement en 2015 par le sacro-saint DSM (manuel diagnostique des troubles mentaux américain), la dermatillomanie est classée dans les “Comportements Répétitifs Centrés sur le Corps”, comme se ronger les ongles, s’arracher les cheveux ou se gratter de manière compulsive. Le ou la dermatillomane triture sa peau, la gratte, perce le moindre point noir, poil incarné ou bouton, dans le but qu’elle soit parfaite. Oui, c’est contre-productif puisqu’au final, la peau se retrouve marquée par des plaies, des cicatrices voire des infections cutanées. C’est une sorte de bad trip qui se passe dans la salle de bain et crée un grand sentiment de honte, beaucoup de culpabilité, et de l’isolement social. 

« C’est devenu tellement important dans ma vie, me confie Chloé, que ça passe avant de voir mes amis ou réviser mes cours ». Depuis l’adolescence, Chloé est obsédée par sa peau. « Je ne peux pas m’en empêcher de la toucher, c’est comme une drogue, sur le coup j’adore ça. Je m’imagine qu’après ma petite séance de triturage ma peau sera parfaite. Mais au final, j’ai la peau abîmée, je saigne, je me retrouve avec de grosses croûtes et je n’ose même plus sortir tellement j’ai honte. » Chloé a entendu parler de la dermatillomanie grâce à Instagram. Des influenceuses mais aussi des spécialistes qui tentent de vulgariser la pathologie. Mais pour Chloé, c’est aussi un peu à cause d’Instagram qu’elle se retrouve dans cet état. « J’ai eu un smartphone vers 15 ans, au même moment où j’ai commencé à avoir des boutons. Je voyais plein de filles poster pleins de photos où elles étaient hyper belles. Je me comparais et complexais énormément. Elles avaient toute une peau de bébé et moi je ressemblais à une ado boutonneuse. Faire un selfie m’angoissait. J’ai commencé à m’appliquer plein de recettes maisons hyper abrasives pour la peau, comme du citron avec du bicarbonate de soude (nous ne recommandons pas), puis à scruter ma peau tous les jours pour devancer le prochain bouton. »

La dermatologue Audrey a créé les comptes YouTube et Instagram Dermato Drey pour démocratiser les problèmes de peau. Pour elle, les réseaux sociaux participent à la dermatillomanie. « Aujourd’hui quand on est ado, on s’envoie des selfies sur Snap pour se parler. Si on ne se sent pas à l’aise avec son visage, on ne peut même pas communiquer. Et puis, on se compare beaucoup aux autres, sauf que les autres utilisent des filtres, ils retouchent leurs photos. » Pourtant la peau parfaite existe depuis bien plus longtemps dans les magazines, au cinéma, sur les pubs des abribus. Kelly Jastszebski, naturopathe spécialiste des troubles cutanés, connue sur Instagram avec le compte naturopathe Kelly, traque les photos retouchées des magazines de la presse féminine. Elle les signale et explique à ses abonnées, que non ce n’est pas possible de ne pas avoir de pores, même si on a aucun bouton, et que sur cette photo Photoshop est passé par là. « Au cinéma, les femmes ont deux centimètres de maquillage sur le visage, les hommes on voit leurs rides. Les photos de mannequins sont sans cesse retouchées, il y a un gros travail d’éducation à faire. » Il est bon de rappeler que oui, même avec de l’acné, des grains de beauté, des sourcils touffus et des points noirs, vous êtes belle et vous êtes surtout normale.

« Je phasais sur la peau des gens alors que la plupart d’entre eux ne font pas ça » – Camille

Alors à qui la faute ? Camille Montaz, 31 ans, a longtemps cru que c’était la sienne. « Je pensais que si je ne guérissais pas, c’était que je manquais de volonté ». Camille se souvient des manuels scolaires du collège. « Les gens en photo avaient notre âge et une peau parfaite [à savoir, une peau retouchée], je me comparais à eux et ça me complexait. » En parallèle, Camille souffre du regard pas toujours bienveillant des autres. « Je me maquillais beaucoup pour camoufler, et j’avais beaucoup de remarques sur le fait que j’étais trop maquillée, j’annulais des rendez-vous, j’avais honte. » Vers 25 ans, elle fait des recherches sur internet et tombe sur un forum, où les participantes se lancent des challenges anti-triturage de boutons. « Je me rends compte qu’il y a une communauté. » Elle finit par trouver  un groupe Facebook en anglais qui réunit des personnes touchées par le skin picking, le mot anglais pour dire dermatillomanie. Elle décide de consulter un psy, « sauf que quand on est étudiante on a pas forcément les moyens. » Elle trouve un psychiatre qui l’initie à la pleine conscience et change ses habitudes.

En 2019, elle crée son compte Instagram Peau.ssible où elle se décrit comme « une ex dermatillomane » et publie son livre Mon histoire avec la dermatillomanie. « J’ai de la chance, je suis née en 1990. Ça aurait pu être pire si j’avais grandi avec les réseaux sociaux. » Elle incite les personnes touchées par ce trouble, à en parler autour d’elles sans honte. « Pendant des années, j’étais en mode secret. Je me faisais des scénarios où les gens allaient me juger. En parler c’est libérateur. J’ai finalement compris que les gens pouvaient m’apprécier pour qui j’étais et pas pour ma peau. » Car pour Camille, la peau est une véritable obsession. « Je phasais sur la peau des gens alors que la plupart d’entre eux ne font pas ça. »

« Le miroir grossissant : personne ne devrait avoir ça » – Dr Dermato Drey

Comment faire pour guérir ? D’abord, « prendre conscience que la peau parfaite n’existe pas », souligne Dr Dermato Drey. « La peau est vivante. La manipulation des boutons aggrave les choses. » Ensuite évidemment, traiter la pathologie source comme l’acné, même si parfois, de simples piqûres de moustiques peuvent suffire à déclencher le trouble. Un conseil : jetez le miroir grossissant. « Personne ne devrait avoir ça, c’est un accessoire toxique », affirme la dermatologue.  Enfin, il faut se rapprocher d’un psy, car avant d’être une maladie de peau, la dermatillomanie est un trouble de la santé mentale.

Karine Blondeau est psychopraticienne. Elle a créé le compte Psy Dermatillomanie sur Instagram pour rendre accessible des outils pour lutter contre la maladie. « Elle crée beaucoup de souffrance et il y a malheureusement très peu de prise en charge. » Si elle devait faire un portrait type de la dermatillomane, ce serait : « une jeune femme, perfectionniste, hypersensible, avec une faible estime de soi, et souvent ayant été victimes d’agressions sexuelles. » Il est donc urgent de consulter. « Le problème ce n’est pas la peau, souligne la psy, c’est qu’elle nous obsède. Ça cache souvent d’autres problèmes. » 

Chloé a commencé une thérapie, jeté les miroirs de son appartement et regarde les réseaux « comme on va au musée, en sachant que c’est du spectacle. » Heureusement, la peau a une capacité de régénération impressionnante. « Une plaie cicatrise toujours », rappelle Dermato Drey. Alors, pas de panique. La seule chose dont votre peau a besoin, c’est la paix.

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