Trafic de drogue: Il ne s’agit pas de lutter contre un ensauvagement mais d’en finir avec un système
Le Premier ministre se rend en effet au commissariat de Saint-Ouen pour rencontrer les effectifs affectés dans le cadre de la création de nouveaux quartiers de “reconquête républicaine”.
Je veux d’abord dire que ce qu’il appelle la “reconquête républicaine” est une expression guerrière qui fait du mal à des habitants qui ne considèrent pas vivre en “territoires perdus” mais plutôt oubliés par la République. Cette expression gouvernementale indique une fois de plus que la République aurait affaire à un ennemi intérieur.
Le recul de l’Etat, et plus particulièrement de l’Etat social, nourrit le trafic de drogue pour des raisons évidentes.
Si Jean Castex restait à Saint-Ouen jusqu’au soir, il entendrait une population réclamant, légitimement, que l’Etat lui garantisse une application réelle des principes républicains. Il ne s’agit donc pas de reconquête. Il s’agit de droits. Des droits que l’Etat doit aux habitants des quartiers populaires. Pas plus, ni moins de droits: seulement l’application de l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, celui de naître et de demeurer libres et égaux en droit. Égaux avec les autres territoires de la République, à commencer par les centres des métropoles urbaines.
Parmi ces droits, celui effectivement de la sûreté. C’est d’ailleurs la suite du principe d’égalité, dans l’article 2 de la même Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Encore convient-il de cerner précisément, pour y remédier, ce qui pourrit la vie de bien des habitants de Seine Saint-Denis et notamment de villes comme Saint-Ouen. Ce fléau a un nom: le trafic de drogue. Depuis la fin du confinement, il a pris un tour encore plus extrême qui explique peut-être, selon les autorités, le meurtre de ces deux jeunes gens après plusieurs événements violents ces derniers mois. Les raisons de cette recrudescence de la violence? Reconquête de “territoires” perdus ou concurrencés pendant le confinement? Difficulté d’approvisionnement de l’autre côté de la Méditerranée qui restreint l’offre? Hausse des prix entraînant une baisse de la demande? Je n‘ai pas les réponses précises. Mais le trafic de drogue ne déroge pas aux règles du capitalisme le plus sauvage. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit soumis pendant la crise à des soubresauts de même nature pour préserver les profits du secteur: dans le monde du capitalisme légal on parle d’OPA, plus ou moins hostiles, de restructurations, de licenciements, de délocalisations, cette face sombre du capitalisme a aussi ses maux et ses mots: règlements de compte, intimidations, conquête de points de deal…
J’arrête ici les comparaisons. D’autres les ont fort bien décrits et analysés, y compris à propos de ces zones grises où ces mondes se rencontrent dans des opérations de blanchiment d’argent sale révélées encore récemment par l’enquête sur les FinCen-files.
Car s’il y a violence, si les armes parlent davantage, c’est que l’enjeu financier est à l’image des bénéfices du CAC 40: toujours plus énormes. Il ne s’agit donc pas ici de lutter contre des “comportements”, ou un “ensauvagement” de jeunes qui seraient par nature plus violents. Il s’agit d’en finir avec un système dont l’importance et l’enjeu économique produisent des effets dévastateurs sur la main d’œuvre qu’il utilise et les populations qui le subissent. En 2016, le vice-procureur du tribunal de Bobigny estimait à 1 milliard d’euros le chiffre annuel de la drogue dans le 93 (en 2018 une autre étude l’estime à 3,5 milliards au plan national), soit la moitié du budget du conseil départemental de Seine-Saint-Denis, et deux fois le montant total du RSA!
Le même magistrat, cité dans un article des Echos, lâchait “la drogue est devenue un secteur d’activité à part entière dans le département. Sans l’argent du trafic, certains quartiers ne pourraient pas vivre”.
Commençons donc par une première évidence: combattre le trafic de drogue, c’est permettre que ces quartiers puissent vivre sans le trafic de drogue. A-t-on besoin de justifier plus en détail cet énoncé quand on sait que dans ce même territoire, le chômage peut dépasser les 40% chez les jeunes de moins de 24 ans dans les zones les plus sensibles pendant qu’un guetteur peut toucher 60 euros la journée et un vendeur jusqu’à 100 euros… (note 1)
Le recul de l’Etat, et plus particulièrement de l’Etat social, nourrit donc le trafic de drogue pour des raisons évidentes. Je n’entrerai pas ici dans les transformations macro-économique que le député LFI que je suis propose avec ses amis pour permettre de créer de l’emploi en France. J’invite pour cela à se rapporter à notre programme, mais il est déjà évident que permettre aux jeunes de bénéficier d’un minimum décent pour vivre en attendant de trouver un emploi (extension d’un RSA en dessous de 25 ans, revenu minimum pour tout jeune en formation) serait une première mesure salutaire. De même, toute fermeture ou recul dans les quartiers concernés, de centres et activités administratives ou para-administratives, ou encore l’affaiblissement de structures facilitant la cohésion et l’entraide sociale, constituent un marche-pied pour le commerce illégal de la drogue. À titre d’exemple, la fermeture annoncée du bureau de poste du Vieux Saint-Ouen, quartier concerné par le trafic, serait loin d’être anodine.
Le commerce de la drogue progresse en effet au fur et à mesure que le désert social gagne du terrain. Le rapport parlementaire Cornut-Gentille, sorti en 2018, a largement pointé, quels que soient les domaines et les critères, que la Seine Saint-Denis pâtissait d’une rupture de l’égalité républicaine au point que plusieurs maires ont attaqué l’Etat. Cette rupture d’égalité et les carences en services publics expliquent la part prise dans le trafic global de drogue par la Seine Saint-Denis. Même si quelques-unes ont pour objectif de conserver des fonctionnaires expérimentés dans le département, ce ne sont pas les mesures que devrait confirmer le premier ministre ce même 25 septembre à Pantin qui transformeront radicalement les choses. Ce ne sont pas les stages, le renforcement de l’apprentissage ou les politiques d’exonérations qui, par exemple, régleront la situation des 700.000 jeunes qui arriveront en septembre sur le marché de l’emploi. Comment ne pas comprendre que dans une situation de crise, c’est une nouvelle main d’oeuvre toujours plus corvéable offerte au marché de la drogue dans les quartiers les plus déshérités socialement? Mieux vaudrait recruter dans les services de l’Etat en nombre, créer 300.000 emplois jeunes qui trouveraient rapidement leur utilité tant la crise du Covid-19 révèle l’affaiblissement généralisé des services de l’Etat, après trente ans de rouleau compresseur néolibéral.
La Seine Saint-Denis pâtit d’une rupture de l’égalité républicaine au point que plusieurs maires ont attaqué l’Etat.
Cette crise vient percuter la phrase tristement célèbre qu’Emmanuel Macron proposait aux jeunes des quartiers lors de la campagne présidentielle de 2017: “Mieux vaut devenir chauffeur Uber que dealer”. Car les auto-entrepreneurs sont en effet les premières victimes du Covid. Sans protection sociale, sans chômage partiel, sans statut, et surtout… sans salaire. Une étude de l’INSEE montrait ainsi qu’en 2017, le revenu moyen d’un micro-entrepreneur s’élevait à 470€. C’est deux fois moins que le seuil de pauvreté. Et la durée de vie d’une micro-entreprise était de… 3 ans. Le président a donc menti: il perpétue et organise un système économique où il vaut mieux être dealer que chauffeur Uber…
Bref, le trafic de drogue ne duplique pas seulement le modèle néolibéral, il se nourrit de ses effets. Lutter contre le trafic de drogue c’est donc en premier lieu en finir avec ce modèle.
Si la réponse est juste, elle dépend d’une transformation radicale de notre système économique… et de temps. Or, les populations qui en souffrent n’en n’ont pas.
Il convient donc de faire également des propositions urgentes, et de toutes façons complémentaires.
Les premières concernent la police.
Comme dans d’autres domaines, l’évolution doctrinale ouverte par Nicolas Sarkozy a eu des effets dévastateurs. Il suffit de faire un tour dans plusieurs des cités de Saint-Ouen et dans d’autres villes de Seine Saint-Denis pour le comprendre. Les unités de police venues de l’extérieur d’un quartier peuvent bien faire une “descente”, contrôler des identités, de façon plus ou moins musclée, pour marquer leur présence, voire saisir quelques grammes de drogue, le “commerce” reprend de plus belle une fois qu’ils sont repartis. Les BAC et autres unités externes type CSI (compagnie de sécurisation et d’intervention) ne sont donc pas la solution. Et je n’en rajouterai pas, ni ne généraliserai, mais on ne peut occulter les arrestations récentes de policiers ripoux du CSI 93, trafiquant pour leur compte à Saint-Ouen. Si l’on veut empêcher que des cages d’escaliers soient privatisées par les trafiquants au point d’obliger les habitants à faire profil bas devant leurs agissements, alors il faut une présence permanente de policiers qui connaissent parfaitement le quartier.
Il faut revenir à une vraie police de proximité, avec des commissariats de quartier, avec des policiers connaissant chaque habitant, et que chaque habitant connaîtra. Il faut donc des moyens de l’Etat en la matière pour accomplir cette mission avant tout de prévention et de surveillance active. Je parle bien là de police nationale et non d’un rôle dévolu aux polices municipales, ce que l’Etat semble vouloir faire depuis quelques années, des édiles le suivant dans cette voie en armant cette police. Ce ne sont pas à des villes, qui souffrent déjà des restrictions budgétaires, de financer cette police du quotidien. On ouvrirait alors la voie à une situation encore plus inégalitaire en France en fonction justement des moyens de chaque municipalité. On s’expose aussi à des corps de police bien plus sensibles à l’évolution politique de telle ou telle municipalité, pour ne pas parler de la différence de formation.
Corollaire du retour à une police de proximité, limitée aux interventions locales, formée pour ce rapport plus préventif que punitif à la population, il faut des moyens pour démanteler les trafics: il faut des enquêteurs capables de remonter les filières jusqu’aux donneurs d’ordre et commanditaires. Cela passe par le recrutement en nombre d’Officiers de Police Judiciaire, de spécialistes de la délinquance financière d’autre part. La Seine-Saint-Denis en est tout simplement privée selon le rapport Kokouendo – Cornut-Gentille: dans la Direction territoriale de la sécurité publique, les OPJ du 93 représentent 9,4% des effectifs. A Paris, ils représentent… 16,9% des effectifs! Cette politique du chiffre qui se poursuit est un problème. Elle préfère l’arrestation de quelques petits dealers à une enquête longue mais moins “rentable” immédiatement pour les statistiques. En d’autres termes, le gouvernement préfère 100 consommateurs pénalisés plutôt qu’un seul trafiquant de drogue en examen.
Les annonces du ministre Darmanin le 20 juillet dernier sont inquiétantes. L’amende forfaitaire en lieu et place de poursuite pénale auquel serait soumis un consommateur de drogue vaut non seulement dépénalisation de fait, mais peut s’apparenter à une volonté de l’Etat de prendre une taxe sur les flux financiers générés par la drogue et donc, in fine, de favoriser le trafic qui en est à l’origine.
C’est évidemment un aveu d’échec absolument terrible. À cette dépénalisation “taxée” j’oppose une légalisation des drogues douces sous monopole de l’Etat. Non pas pour favoriser la consommation de drogue mais pour en finir avec le trafic illégal nourrissant d’autres types de trafics, dont celui des armes, et de l’extrême violence. L’avantage serait triple: en finir avec ce trafic de masse et ses effets dévastateurs pour les populations des quartiers contraints de l’accueillir, créer des emplois légaux, contrôler les conditions sanitaires d’accès au produit et en profiter pour développer une politique de prévention des risques. On oppose parfois à cette solution l’idée qu’il y aurait alors transfert du trafic des drogues douces vers de plus dures: je n’y crois pas. Car le circuit commercial du cannabis s’apparente à celui de masse des grandes surfaces (raison pour laquelle il s’effectue à proximité des clients aisés des centres urbains, comme à Saint-Ouen) et ne se transforme pas aussi facilement en commerce de détail. D’autre part, très largement, la clientèle n’est pas la même. Et d’ailleurs, les forces de police ainsi consacrées au trafic du cannabis pourront utilement être dévolues sur celui des drogues dures.
C’est cet ensemble de propositions que je souhaite confronter dans les semaines à venir aux populations qui subissent ces trafics, à commencer par celles de ma circonscription d’élection dans l’objectif du dépôt d’un projet de loi courant 2021 pour combattre le trafic de drogue et d’armes. Pour que vendredi la marche blanche “Plus Jamais ça” à Saint-Ouen ne soit pas qu’un espoir vain.
(1) Source Dacrido, division des affaires criminelles et de la lutte contre la délinquance organisée
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