Bientôt toutes et tous cadres ?
Au détour d’une petite phrase du rapport de l’Insee sur la photographie du marché du travail en 2020, la nouvelle est tombée : il y a désormais plus de cadres que d’ouvriers en France. Ce croisement des courbes n’a pas manqué d’alimenter quelques manchettes de journaux, même s’il s’agit d’une victoire sur le fil : 20,4 % des personnes en emploi sont cadres, contre 19,2 % d’ouvriers. Et l’Insee ne retient que les actifs en poste. Chômeurs compris, la catégorie des ouvriers reste devant celle des cadres. Ce n’est certes qu’une question de temps, l’écart devrait continuer à se creuser au détriment des ouvriers.
Les professions intermédiaires (les anciens cadres moyens et contremaîtres, les infirmières ou les instituteurs…) gagnent quant à elles du terrain depuis dix ans tandis que les employés en cèdent. Pour l’heure, ces deux catégories occupent chacune un quart du camembert (26 %). Les artisans, commerçants et chefs d’entreprise représentent 6,8 % de la population active quand la population des agriculteurs continue de s’étioler (1,4 %).
Une inversion attendue
Ces évolutions ne surprennent pas Thomas Amossé, entré à l’Insee il y a un peu plus de vingt ans. « A l’époque, nous avions constaté grâce au recensement de 1999 que la catégorie des employés venait de dépasser celle les ouvriers. J’ai un peu le sentiment de revivre ce moment. Il s’agit d’un cap symbolique mais qui traduit une tendance de fond », affirme ce chercheur au Cnam, qui a également présidé le groupe de travail du Conseil national de l’information statistique (Cnis) sur la rénovation des catégories socioprofessionnelles.
La France perd des usines et gagne des bureaux. Il y a quarante ans, les ouvriers étaient quatre fois plus nombreux
Car de fait, ce n’est guère un scoop, la France perd des usines et gagne des bureaux. Il y a quarante ans, les ouvriers étaient quatre fois plus nombreux. « Nous sommes passés d’une économie de production à une économie de services. Et cela se ressent dans les métiers. On compte de moins en moins d’ouvriers de production mais davantage d’ouvriers de la distribution, qui par exemple travaillent dans des entrepôts de logistique. Les cadres sont aussi traversés par ces évolutions. Les cadres de bureau des années 1980 ont cédé la place aux professionnels du marketing, DRH ou ingénieurs informatiques… », poursuit le chercheur.
La féminisation du marché du travail et l’élévation des niveaux de qualification ont également contribué à cet essor. Laurent Mahieu, secrétaire général de la CFDT-cadres et administrateur de l’Association pour l’emploi des cadres (Apec), rappelle que chaque année 50 000 personnes basculent dans la catégorie cadres. « Des professions intermédiaires sont requalifiées cadres par la promotion interne. C’est également vrai dans la fonction publique. Puis cette tertiarisation de l’économie, dans les centres d’appels par exemple, fait émerger des besoins d’encadrement qui n’existaient pas avant. »
Un groupe peu homogène
Faut-il pour autant s’attendre à basculer bientôt dans une société composée de salariés qualifiés et bien payés ? A ce rythme, les cadres devraient devenir le premier groupe social en 2050. Cette inversion de courbes va-t-elle changer la face du marché du travail ? Difficile de répondre précisément à ces questions, tant le groupe des cadres n’est pas compact. « Il existe parfois plus de proximité entre un cadre et un agent de haute maîtrise qu’entre un cadre de proximité et un dirigeant », souligne Laurent Mahieu.
Pour ajouter à la confusion, certains non-cadres encadrent et certains cadres n’encadrent pas. Il y a dix ans, le titre de l’ouvrage des sociologues Charles Gadéa, Sophie Pochic et Paul Bouffartigues, Cadres, classes moyennes : vers l’éclatement ? (éd. Armand Colin, 2011) résumait déjà assez bien la situation. Sans aller jusqu’à un déclassement généralisé, accentué par le malaise de quantité de cadres intermédiaires se plaignant de ne plus avoir de marges de manœuvre, une grande majorité d’entre eux semble contribuer à la moyennisation de la société. Seule une petite partie de hauts dirigeants se détache pour atteindre le haut de l’échelle.
Le salaire fait-il le cadre ?
Et c’est souvent la rémunération qui joue les arbitres pour départager les cadres des autres catégories et les cadres entre eux. « A 4 000 euros par mois en moyenne, la photographie d’ensemble reste très favorable aux cadres. C’est un niveau de salaire qui demeure inaccessible pour la majorité des ouvriers et des employés et que peu de professions intermédiaires parviendront à atteindre. Il y a bien sûr des disparités, mais il faut garder une certaine distance par rapport aux cas atypiques qui sont souvent mis avant », nuance Thomas Amossé.
A 4 000 euros par mois en moyenne, le niveau de salaire des cadres demeure inaccessible pour la majorité des ouvriers et des employés
Alors qu’en 2020, l’Insee calcule un salaire médian net de 1 789 euros (selon les dernières données disponibles de 2016) pour l’ensemble de la population, l’Apec pointe en effet dans son baromètre une rémunération médiane des cadres (fixe et variable) à 4 160 euros en 2019. Cette différence substantielle signifie tout de même que la moitié des cadres gagne plus de 50 000 euros par an et l’autre moitié, moins.
Au sein du groupe, les rémunérations ne sont pas homogènes. « Il faut tenir compte des débuts et des fins de carrière et surtout des secteurs. Dans certaines conventions collectives, dans le commerce ou la distribution par exemple, les grilles de salaires cadres peuvent commencer à 25 000 euros bruts par an. Il n’y a que 10 % des cadres qui gagnent plus de 90 000 euros par an », détaille Laurent Mahieu.
Nécessité d’avoir des repères
Alors à quoi reconnaît-on un cadre, catégorie absente du Code du travail ? Statistiquement, le salaire fait donc partie des critères objectifs, mais les partenaires sociaux qui ont tous signé l’an dernier un accord national interprofessionnel (ANI) sur l’encadrement ont préféré retenir trois piliers : responsabilité, autonomie et niveau de qualification.
La capacité à organiser son travail et son emploi du temps est en effet un attribut du cadre, même si là encore, les frontières peuvent être poreuses. La loi de 2008, qui modifie et assouplit l’accès aux forfaits annuels en jours, a fait entrer dans cette catégorie toute une série de salariés plus ou moins autonomes dans leur activité. L’occasion pour certaines directions de ne plus payer des heures supplémentaires puisque les salariés au forfait ne décomptent pas leur temps en nombre d’heures mais de jours.
L’occasion aussi de fidéliser des salariés. « Les cadres ont quand même été, au moins dans les premiers temps, les grands gagnants de la RTT », nuance Thomas Amossé. « Le passage au statut cadre, ce n’est pas rien symboliquement », abonde Laurent Mahieu.
D’autant que si les directions peuvent y gagner avec les heures sup, elles y perdent en matière de cotisations prévoyance obligatoire. C’est une spécificité du statut cadre, ces dernières (1,5 % du salaire) sont entièrement financées par l’employeur. « Sur un revenu annuel de 40 000 euros, cela représente 600 euros pour l’employeur. Ce n’est pas le cas pour les autres salariés, même si à la CFDT nous militons pour une couverture prévoyance universelle », poursuit le syndicaliste.
Un accord qui n’engage à rien
Ces cotisations, ajoutées à celles versées à l’Apec (0,06 % du salaire ; 60 % employeur) soit en moyenne 30 euros par an, sont les seules qui définissent réellement le statut des cadres, la retraite complémentaire n’étant plus un critère de différenciation depuis la fusion de l’Agirc et de l’Arrco.
« Bien sûr, cet ANI cadres signé après de longues années d’attente, n’est ni prescriptif, ni normatif, rappelle Laurent Mahieu. Ce sont aux négociations de branche de définir qui est cadre et qui ne l’est pas. Ce texte ne révolutionnera peut-être pas la vie des gens. Mais d’une part, il a montré que nous pouvions tous signer un accord, le dernier sur l’encadrement datait de 1983, en identifiant des points d’attention particulière pour les entreprises et les branches, et d’autre part, il a permis de consolider l’accord sur la prévoyance, les cotisations Apec et tout notre système de conventions collectives qui offrent des repères pour les droits des salariés. »
Les avantages catégoriels ont beau alimenter le débat (et les tribunaux) – pourquoi les salariés ne sont-ils pas tous égaux devant la santé ? Pourquoi les périodes d’essai sont-elles différentes, comme les délais de préavis quand les cadres sont licenciés… ? –, ils sont structurés par notre système de négociation collective. La différenciation se retrouve également dans les collèges (ouvriers, employés et agents de maîtrise, cadres) lors des élections professionnelles et dans les conseils de prud’hommes.
Faut-il changer des nomenclatures ?
Pour mieux dessiner le paysage des cadres, les nomenclatures de l’Insee devraient-elles être revues ? Non, répond Thomas Amossé : « Il y a deux ans, quand nous avons mené ce travail de rénovation, nous nous sommes rendu compte qu’il n’y avait pas lieu de modifier les catégories socioprofessionnelles historiques. La hiérarchie des professions demeure. Il se produit des évolutions bien entendu mais elles s’opèrent sur des bases relativement stables dans le temps long. »
Pour les statisticiens, maintenir ces professions et catégories socio-professionnelles (PCS, qui ont remplacé les CSP en 1982) présente en outre l’avantage de pouvoir continuer à faire des comparaisons temporelles.
« Cette crise sanitaire, c’est la revanche des managers »
Ce qui n’empêche pas le groupe de travail d’avoir proposé des innovations. A commencer par la grille d’analyse des classes d’emploi qui, complémentaires aux catégories historiques, reflètent les évolutions du monde du travail. Elles donnent par exemple à voir la situation des salariés précaires aux différents niveaux de qualification.
Pour affiner ses enquêtes, l’Insee intégrera également une PCS ménage permettant de dépasser la vision « androcentrée » qu’accompagne l’usage de la personne de référence du ménage, encore majoritairement le père de famille. On pourra ainsi rendre compte de l’étendue du spectre social des ménages, des employées, ouvrières ou inactives en situation monoparentale aux couples de cadres.
Enfin, davantage que des séries statistiques, c’est la pandémie qui pourrait éclairer ces catégories d’un jour nouveau. Le télétravail est devenu le marqueur de ceux qui peuvent organiser leur temps et assurer, avec les « premières et secondes lignes », la continuité de l’activité. Pendant le confinement du printemps 2020, 61 % des travailleurs à distance étaient en effet des cadres alors qu’ils ne représentent que 17 % de la population active.
« Cette crise sanitaire, c’est la revanche des managers, assure Laurent Mahieu. Ils ont montré que le travail ne se faisait pas tout seul et que l’encadrement servait à quelque chose. » Il reste néanmoins à en former un certain nombre aux subtilités du travail à distance. Une autre paire de manches…
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