Comment les cabinets de conseil ont érodé l’action publique
Depuis le milieu des années 1980, la thèse de l’inefficacité de l’administration publique et son corollaire, le nécessaire développement des modes de gestion privée et la culture de la performance, se sont propagés dans la plupart des pays de l’OCDE et tout particulièrement en France.
Dans le prolongement de la rationalisation des choix budgétaires des années 1970, l’entrée en vigueur de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) au début des années 2000, puis la révision générale des politiques publiques (RGPP) introduite sous Nicolas Sarkozy, remplacée par la modernisation de l’action publique (MAP) par François Hollande à laquelle a succédé Action publique 2022 avec Emmanuel Macron, toutes ces réformes ont eu pour objectif de convertir les trois fonctions publiques à un style de management inspiré des multinationales.
Malgré un succès discutable et un déficit en matière d’évaluation, pratique que ces cadres d’action visent pourtant à renforcer, ces réformes n’en ont pas moins suivi leurs cours, avec l’appui des cabinets de conseil fortement impliqués dans ces changements institutionnels.
575 contrats
L’affaire des 11,2 millions d’euros de contrats signés depuis le 26 mars 2020 par le gouvernement français – chiffres révélés par la députée LR Véronique Louwagie – représente le dernier événement en date. Depuis octobre 2018, ce sont 575 contrats avec des cabinets de conseil, sur des sujets allant de la lutte contre le réchauffement climatique à la reprise économique, qui ont été signés par l’administration française.
La fonction publique hospitalière n’est pas en reste, comme le rappelle le cas des hôpitaux civils de Lyon qui auraient dépensé plus de 11 millions d’euros entre 2009 et 2017 pour des missions en stratégie. Le phénomène est depuis longtemps présent dans les collectivités locales, comme le notait un article du Monde, publié en 1991, dans lequel l’auteur se félicitait que les services déconcentrés aient recours à des cabinets possédant une expérience internationale.
Les conflits d’intérêts et problèmes de transparence posés par ces délégations de compétences ont été dénoncés à de nombreuses reprises
Les conflits d’intérêts et problèmes de transparence posés par ces délégations de compétence ont été dénoncés à de nombreuses reprises. Il en va de même du coût incontrôlé des missions déployées dans le but de réaliser des économies et gains de productivité et dont le principal résultat est la diminution du nombre de fonctionnaires et la fermeture de services.
Pertes de compétences
A cela s’ajoutent des pertes irrécupérables de compétences dont l’une des conséquences est l’échec de la politique industrielle et d’innovation française. Les vendeurs de rapports sur l’optimisation des coûts et de conseils sur l’organisation de la fonction publique sont à l’origine d’un double phénomène.
Le premier, visible au niveau des métropoles notamment, est la diffusion de l’entrepreneurialisme, qui conduit à la disparition des politiques d’aménagement du territoire et à leur remplacement par des dispositifs visant à renforcer l’attractivité à grands coups de marketing territorial, comme l‘a analysé David Harvey à la fin des années 1980.
Ce mode d’action passe par l’implantation de services d’ingénierie, notamment financière, pour accompagner les investisseurs privés à la manœuvre. Il s’accompagne aussi de la mise en concurrence des territoires invités, toujours par les mêmes cabinets de conseil, afin d’entrer dans la modernité en abandonnant les vieux modèles industriels. Les marques territoriales MOSL (Moselle sans limite) ou Audacity à Saint-Nazaire sont ainsi emblématiques de l’atténuation de la tradition industrielle.
Parmi les mots-clés et slogans qui les caractérisent, les références à l’histoire industrielle, aux activités de production des entreprises présentes sur le territoire et à la tradition ouvrière sont étonnamment absentes. On y trouve, en revanche, les marqueurs clés de la société postindustrielle, à savoir la jeunesse, l’innovation, la fonctionnalité, le numérique qui se révèlent finalement peu distinctifs des autres marques territoriales et, surtout, en décalage avec la composition effective du tissu économique.
Cette valorisation des ressources immatérielles et la minoration de la contribution des activités de production sont également perceptibles dans la notion d’économie locale résidentielle, qui insiste sur la consommation plus que sur la production. Elle a trouvé une incarnation dans le concept de « classe créative », englobant sous un même vocable des professions de la sphère des services à la mode au cours des années 2000 et qui furent les piliers de cette mutation.
L’esprit gestionnaire
Un autre mouvement, plus discret mais tout aussi significatif, a résidé dans l’évidement des services de l’Etat théorisé par Rod Rhodes au milieu des années 1990. L’emprise de l’esprit gestionnaire, révélée par l’adoption du terme « gouvernance » au détriment de « gouvernement », a été marquée par la délégation de certaines missions publiques à des services ad hoc, voire des agences indépendantes chargées de mettre en place une « action à distance » de l’Etat.
Le Secrétariat général pour l’investissement, la Banque publique d’investissement, le Fonds pour l’innovation et l’industrie… se sont ainsi progressivement substitués aux services de l’Etat, notamment déconcentrés, rompant le lien entre l’administration et l’industrie. Ce lien était autrefois entretenu par la culture des ingénieurs-économistes, typiques de l’administration française.
Ce remplacement de services techniques par des organismes d’ingénierie et de financement n’a pas été sans conséquences sur la conception des politiques publiques
Ce remplacement de services techniques par des organismes d’ingénierie et de financement n’a pas été sans conséquences sur la conception des politiques publiques. Ainsi, on a vu la transformation en 2009 des directions régionales de l’industrie, de la recherche et de l’environnement (Drire) en Dreal pour les missions liées à l’environnement, et Direccte pour ce qui concerne les missions de développement industriel et de métrologie.
Cette nouvelle organisation a placé dans des services de l’Etat distincts les fonctions de développement des entreprises et du tissu productif, et celles qui relevaient du contrôle des normes, environnementales notamment. Cette séparation complexifie la mise en œuvre de politiques de transition écologique, comme l’a souligné Gilles Crague.
Elle a aussi modifié l’équilibre entre politique d’innovation et politique industrielle au détriment de la seconde, y compris avec l’aval de grands capitaines d’industrie, plus fascinés par la technologie et la création de valeur en amont et en aval de la production que par les vecteurs du développement de l’industrie que sont l’accumulation de capital productif, les liens interentreprises et la complémentarité des territoires.
Changer radicalement de conception de l’intervention publique
La réorganisation de l’action publique, l’érosion des compétences de l’Etat, la montée en puissance des cabinets de conseil, la recherche à tout prix de gains de productivité et le primat de la haute technologie sont donc responsables de la disparition de pans entiers de l’industrie française. Si réindustrialisation il doit y avoir, celle-ci ne pourra être obtenue qu’au prix d’un changement radical de conception de l’intervention étatique.
La réindustrialisation ne pourra faire l’économie d’une réflexion sur la manière de réinternaliser les compétences perdues au profit des agences indépendantes et du secteur privé. Il serait bienvenu que les prochaines échéances électorales nationales mettent cette question en débat.
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