Malgré Boutcha, les Européens peinent à sanctionner le gaz russe
Ce mardi 5 avril, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen a proposé de bannir les achats de charbon russe, de fermer les ports européens aux bateaux opérés par les Russes ou encore d’étendre l’interdiction d’exporter des semi-conducteurs. Elle a aussi indiqué que la Commission travaillait “sur des sanctions supplémentaires, notamment sur les importations de pétrole”.
Ces annonces en demi-teinte semblent loin des promesses du week-end. Une action forte comme un embargo sur le gaz reste écartée, bien que le président du Conseil européen Charles Michel “pense que des mesures sur le pétrole et même le gaz seront nécessaires tôt ou tard”. Thomas Pellerin Carlin est directeur du Centre énergie de l’Institut Jacques Delors, un think tank pro-européen qui travaille sur les grands enjeux du continent. Il explique au Huffpost pourquoi les blocages subsistent.
Pourquoi est-ce important de cibler les exportations d’énergie?
L’économie russe est très faible. Avant la guerre, son PIB se situait entre ceux de l’Espagne et de l’Italie. Avec la récession attendue en 2022, le PIB va être inférieur à celui de l’Espagne. Dans cette économie russe, le centre de gravité de Vladimir Poutine est l’exportation d’énergies fossiles. C’est un choix, il a choisi de ne pas développer d’autres secteurs malgré le potentiel considérable du savoir-faire dans son pays.
Un embargo s’attaquerait à la clé de voûte du système économique russe. Si on prive Poutine de ses moyens financiers, il devra faire la paix beaucoup plus vite, et cela sauvera des Ukrainiens.Thomas Pellerin-Carlin
Pour mieux comprendre, je vais vous donner plusieurs chiffres. Le PIB russe est de 1500 milliards d’euros. Là-dedans, la part des énergies fossiles (gaz, pétrole, charbon) est considérable: 800 millions d’euros par jour. Enfin, le budget de l’armée est de 50 milliards d’euros par an. Le raisonnement est simple: un embargo sur les énergies s’attaquerait à la clé de voûte du système économique russe. Si on prive Poutine de ses moyens financiers, il devra faire la paix beaucoup plus vite, et cela sauvera des Ukrainiens.
Les responsables européens veulent bannir l’achat de charbon, travaillent sur les importations de pétrole, mais la question du gaz est écartée. Pourquoi?
Pour des raisons politiques. Une telle sanction nous impacterait aussi, car il y a eu des décennies de choix politiques désastreux. Pendant 20 ans, Poutine a décidé de rendre la Russie dépendante des énergies fossiles, mais en parallèle les Européens se sont aussi rendus dépendants de ces énergies.
À titre d’exemple, en France, la première source d’énergie que l’on consomme est le pétrole. Il représente 42% de la consommation d’énergie finale. Ensuite c’est le gaz à 22%, puis les énergies renouvelables à 18-19% et le nucléaire à 17%. C’est ce qui explique l’enjeu fondamental que représentent le pétrole et le gaz. En raison de cette pression énergétique, l’Europe préfère agir sur le pétrole et le charbon, plus simples à remplacer.
En quoi est-il plus simple de se passer de charbon et de pétrole que de gaz russe?
25% du pétrole et du charbon européens viennent de Russie. Mais pour ces deux énergies, les marchés sont mondiaux et il est aisé de les trouver ailleurs. Un embargo est rapide à mettre en place. À l’inverse, on reçoit le gaz par des tuyaux construits il y a des décennies pour le transporter de la Russie vers l’Europe. Si un embargo est décidé, le gaz n’arrive tout simplement plus chez nous. Ce serait un manque important puisqu’environ 40% du gaz européen vient de Russie.
Ne peut-on pas le remplacer?
Si, par le gaz norvégien -on a d’ailleurs déjà commencé à le faire- mais cela ne concerne qu’une petite partie. Il y a aussi le gaz naturel liquéfié (GNL), qui passe de l’état gazeux à l’état liquide grâce à un processus de refroidissement. 600 litres de gaz à l’état gazeux équivaut à un litre à l’état liquide, cela permet de le transporter par bateau des États-Unis, de l’Australie ou encore du Nigéria.
Mais le GNL coûte très cher. Et il n’arrange pas le problème climatique, il est beaucoup plus polluant: passer de la température ambiante à -160°C pour obtenir l’état liquide est énergivore.
On a suffisamment de stocks de gaz jusqu’à novembre, il faut penser à l’économiser pour l’utiliser quand on en aura besoin, au cœur de l’hiver prochainThomas Pellerin-Carlin
Le plus simple pour agir et s’en passer est la sobriété énergétique en modifiant la consommation individuelle et collective de gaz. Cela suppose de retrouver une efficacité énergétique, rénover dans le bâtiment et y mettre les moyens, déployer d’autres sources d’énergies. C’est aussi mettre l’accent sur le renouvelable grâce aux pompes à chaleur, au chauffage biomasse, ou encore aux panneaux voltaïques.
Concrètement, quelles conséquences aurait un embargo sur le gaz russe pour les Européens et les Français?
À court terme, cela signifie une hausse des prix sur les marchés de gros, qui sont déjà à des niveaux historiques. Mais l’objectif actuel est de passer l’hiver prochain. Si on a suffisamment de stock jusqu’à novembre, il faut penser à économiser pour utiliser le gaz quand on en aura besoin au cœur de l’hiver prochain. Il y a un vrai risque qu’on en manque et si tel est le cas, soit on met en place une mobilisation générale de la société, soit on rationne.
On peut rationner par les prix, les plus riches pourraient continuer à consommer mais pas les pauvres. Ou on peut organiser le rationnement, par exemple en faisant des coupures négociées avec certains industriels. Ces derniers devront couper leur production et en contrepartie, ils seront rémunérés. On peut éviter d’en arriver là grâce à la sobriété énergétique.
Le ministre allemand des Finances Christian Lindner dit que “livraisons de gaz russe ne sont pas substituables” et les interrompre “nous nuirait plus qu’à la Russie”. Est-ce vrai?
C’est un mensonge pur et simple. Oui, les sanctions auront un impact sur nous, avec de l’inflation, peut-être même une récession. Mais nous pouvons le limiter, grâce à la sobriété, les énergies renouvelables. L’impact sera plus fort pour la Russie. Lindner défend une position, il dit qu’il n’est pas prêt à accepter un ralentissement de la croissance, à renoncer à deux points de PIB pour sauver des vies…
Il faut noter que la Pologne, plus dépendante que l’Allemagne en gaz russe, pousse au contraire pour l’embargo! Elle prévenait qu’il fallait se méfier de la Russie, les Européens auraient dû l’écouter…
Le plus important, c’est que Vladimir Poutine n’ait plus d’argent pour faire sa guerreThomas Pellerin-Carlin
Quelles seront les conséquences de sanctions sur le charbon et le pétrole pour la Russie de Vladimir Poutine? Seront-elles vraiment efficaces?
L’impact pour le charbon ne sera pas énorme, il représente 15 millions d’euros par jour sur un total de 800 millions d’euros. Pour le pétrole, c’est beaucoup plus, un gros tiers des recettes. La perte d’argent risque d’être comparable au budget militaire russe. C’est très significatif.
Poutine essaye déjà de refourguer son pétrole à d’autres pays, mais avec réduction. Un accord a été conclu avec l’Inde avec un discount de 35 dollars par baril, c’est les soldes!
Le plus important, c’est que Vladimir Poutine n’ait plus d’argent pour faire sa guerre. Il ne pourra jamais trouver meilleur client que les Européens pour l’instant, donc une baisse des prix aura aussi un impact. Le plus grand impact sera géopolitique. Vladimir Poutine pense que les Européens sont des hypocrites, des lâches. Avec un embargo sur le pétrole, Poutine comprend qu’il s’est trompé. C’est une épée de Damoclès au-dessus de sa tête, peut-être que ça le raisonnera et qu’il consentira au cessez-le-feu, à l’armistice, voire à la paix durable.
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