Rémi Lemaître, sociologue : « Vivre du RSA, c’est un vrai boulot ! »
Le sociologue Rémi Lemaître a mené une étude de terrain pour le compte du département de l’Hérault afin de comprendre le fossé qui semble se creuser entre les personnes en insertion et le monde du travail.
Entre février 2022 et février 2023, ce spécialiste de la jeunesse dans les quartiers et en milieu rural a conduit 130 entretiens avec des institutionnels, des professionnels de l’insertion et de l’emploi, des demandeurs d’emploi, des allocataires du RSA et des employeurs. Il a observé que les pratiques actuelles d’insertion amènent les allocataires à vivre dans un monde parallèle de solidarité et de débrouille qui les fait décrocher progressivement du monde du travail.
Selon la Cour des comptes, sept ans après leur entrée au RSA, 34 % des allocataires ont retrouvé un emploi dont un tiers seulement est stable. Aujourd’hui, sur les 1,89 million de bénéficiaires (6,9 millions avec les conjoints et les enfants à charge) du revenu de solidarité, 65 % vivent en deçà du seuil de pauvreté. Rémi Lemaitre revient sur les ressorts qui les isolent du monde du travail et sur la relative impuissance des recruteurs et des professionnels de l’insertion.
Vous vous êtes intéressé à la représentation que les demandeurs d’emploi ont du monde du travail. Pourquoi ?
Rémi Lemaître : Le département de l’Hérault a voulu comprendre pourquoi un fossé semble se creuser entre les demandeurs d’emploi – dont les allocataires du RSA – et le monde du travail. Les conseillers en insertion ont le sentiment que l’emploi n’occupe plus une place centrale dans leur tête. Ils ont besoin de comprendre pourquoi.
Je suis allé chercher des réponses sur le terrain, à la rencontre des trois acteurs de l’insertion : les conseillers, les bénéficiaires et les employeurs. Je les ai tous trouvés très démunis : les professionnels de l’insertion, dont les dispositifs n’attirent plus grand monde ; les employeurs qui, du petit artisan à la grosse PME, n’arrivent plus à recruter ; et les demandeurs d’emploi, qui ne trouvent plus de sens au monde du travail.
Comment cela se manifeste-t-il du côté des allocataires du RSA ?
R.L. : Il faut se rendre compte de la plongée que représente l’entrée en RSA : c’est un changement radical de vie. Le soulagement d’avoir ce filet de sécurité qui permet de « ne pas tomber plus bas » est très vite gâché par la honte et le sentiment d’être jugé. Les allocataires du RSA apprennent alors à vivre avec cette honte, la peur permanente de perdre son RSA au moindre faux pas et le sentiment d’extrême précarité qui envahit leurs jours et leurs nuits. Vivre avec 607,75 euros par mois, c’est apprendre à économiser sur tout : l’alimentation, l’énergie, les déplacements…
C’est une nouvelle identité ?
R.L. : Dans une assemblée, un allocataire du RSA repère ses semblables au premier coup d’oeil. Il reconnait en eux cette expérience de la honte et de la précarité. De façon plus positive, il se rend compte qu’il peut partager avec eux ses expériences, ses galères, ses bons plans : après avoir déposé les enfants à l’école, par exemple, il a le temps de trainer et d’échanger avec ses « collègues ».
Cela crée une forme de « nous », par opposition aux « autres », ceux qui ne peuvent pas comprendre ce qu’est la vie au RSA tant qu’ils ne l’ont pas vécue. C’est un « nous » très fort, mais un « nous » fait d’expériences plus que de valeurs partagées, qui ne conduit pas à des actions collectives.
Ce « nous » les isole-t-il des « autres » ?
R.L. : Vivre au quotidien avec le RSA mobilise une énergie considérable pour se nourrir, élever ses enfants, trouver des aides pour payer une facture… Peu à peu, les allocataires du RSA apprennent à vivre autrement, dans un monde parallèle où l’on sait se débrouiller sans consommer ni se déplacer, où l’on développe des liens de solidarité très forts. Cela les éloigne progressivement de la société.
Certains finissent par penser que le monde qu’ils sont en train de créer est meilleur que le monde dans lequel ils vivaient auparavant : c’est un monde plus « essentiel », où l’on consomme et l’on pollue peu, où la solidarité et importante. On peut y voir une façon de retourner le stigmate : l’opinion publique les voit comme des bons à rien et des profiteurs ; ils se voient comme l’avant-garde d’un monde plus vertueux. Certains deviennent très critiques à l’égard de la société, avec des positionnements politiques très forts.
Un retour à l’emploi est-il possible ?
R.L. : L’emploi n’est généralement que l’une des difficultés des allocataires du RSA qui ont aussi des problèmes de famille, de santé, d’addictions… Dans ces conditions, le retour vers un emploi à plein temps et en CDI est illusoire. En général, quand un allocataire du RSA retravaille, c’est pour une durée très courte et peu de revenus. Mais cela peut suffire à lui faire perdre le bénéfice de ses allocations.
Des mécaniques perverses se mettent alors en place : certains allocataires préfèrent renoncer à une mission, cacher certaines informations à leur conseiller, travailler au noir ou même bénévolement pour ne pas risquer de « perdre leur RSA ». D’autres s’isolent et s’écroulent. Dans un cas comme dans l’autre, on ne peut pas dire que cela les rapproche de l’emploi.
Les rapprocher de l’emploi, c’est pourtant la mission – et bien souvent la vocation – des professionnels de l’insertion…
R.L. : Là encore, des mécaniques perverses contribuent à enlever tout sens au travail et à l’emploi. Les logiques de l’insertion reposent en effet sur des dispositifs (les chantiers d’insertion par exemple) que les conseillers doivent « remplir », quitte à orienter des demandeurs d’emploi vers des métiers qui ne les intéressent pas.
Cela participe de la démobilisation de tous les acteurs : les demandeurs d’emploi, mais aussi leurs conseillers qui n’ont pas l’impression de bien les accompagner, et les employeurs qui se retrouvent avec des travailleurs orientés par défaut. C’est une façon d’ôter toute valeur aux notions de profession et de métier à un moment où l’on ne cesse de vanter la valeur travail.
De retirer de la valeur au travail ou à l’emploi ?
R.L. : Les deux ! C’est un mouvement que j’observe dans l’ensemble de la société, et pas seulement dans le monde de l’insertion. Je l’ai vu récemment avec un jeune serveur qui aimait réellement son travail. A la demande de son employeur qui ne voulait plus le salarier, il s’est établi en tant qu’auto-entrepreneur.
Au fil du temps, il a été appelé pour d’autre missions : des petits déménagements, des transports d’objets… Plus le temps passe, moins il est serveur. Cela lui convient : il travaille moins qu’avant, avec des petites missions plus rémunératrices. Peu à peu, il ne cherche plus que ces petits boulots. Il n’a donc plus du tout l’idée d’avoir un emploi, une carrière.
De même, les employeurs – échaudés par leurs difficultés à recruter et fidéliser des salariés – ne cherchent plus des personnes ayant des compétences ou de l’intérêt pour le métier qu’ils proposent : ils veulent juste quelqu’un qui vient au boulot à peu près à l’heure. Et s’il ne vient pas, ils essaieront d’en trouver un autre. Les notions de travail et d’emploi ont été dynamitées. Il n’en reste finalement plus que l’argent qu’il procure…
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