Les stupéfiants réseaux économiques des narcotrafiquants
Ces derniers mois, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a déployé son offensive contre le trafic de drogue. Son opération « place nette XXL », lancée le 25 mars, s’est fixé l’objectif de 850 interpellations partout en France. Dans la foulée de l’annonce, dans le Nord, la mobilisation de 900 policiers a permis de récupérer un demi-kilo d’héroïne et 70 000 euros. A Marseille, le même effectif de forces de l’ordre a saisi 22 kilos de stupéfiants et plus de 385 000 euros en trois jours.
Mais face à l’ampleur du trafic de drogue et de ses réseaux économiques, ces saisies ressemblent à des coups d’épée dans l’océan.
De par son caractère illégal, l’ampleur du narcotrafic est difficile à quantifier. La dernière enquête de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) en population générale date de 2017 : en estimant la consommation de drogue, elle permet de construire une évaluation de la rentabilité du marché des drogues en France. A l’époque, la moyenne haute est fixée à 6 milliards de chiffre d’affaires annuel en France, « un chiffre largement dépassé aujourd’hui compte tenu de l’explosion de la consommation de la cocaïne, de l’ecstasy et de l’héroïne », estime Michel Gandilhon, membre de l’Observatoire des criminalités internationales de l’Iris.
Ce business colossal n’est donc pas égratigné par la saisie de 129 tonnes de cannabis et de 28 tonnes de cocaïne (chiffres 2022, les derniers disponibles). C’est d’ailleurs ce que dit en substance le rapport 2023 sur « L’état de la menace », rédigé par l’Office antistupéfiants (Ofast), qu’Alternatives Economiques a pu consulter :
« Si les conséquences économiques liées à la perte de produits sont aujourd’hui parfaitement intégrées dans les plans d’affaires des trafiquants, l’atteinte portée à la sphère financière les affecte plus profondément et durablement. En effet, l’efficacité démultipliée de leur action est prioritairement nourrie par les profits qu’elle génère et qui sont frauduleusement réintégrés dans l’économie légale. »
Traquer le blanchiment
En clair, il faut frapper les trafiquants au portefeuille. Pour ce faire, il est nécessaire de bien comprendre les circuits financiers de la drogue, en France, et surtout l’écueil du blanchiment d’argent.
La vente du produit permet de rémunérer un certain nombre de petites mains : guetteurs, revendeurs et autres livreurs, qui gagnent de 50 à 150 euros par jour, et qui sont souvent les principales cibles de la répression gouvernementale. A leur niveau, aucune technique de blanchiment n’est requise, l’argent passe dans leurs consommations du quotidien.
« Près de la moitié des revenus de la drogue sert à alimenter les coûts du trafic, seulement 50 % à 60 % sont blanchis », précise Nacer Lalam, économiste, directeur de la recherche à l’Institut des hautes études du ministère de l’Intérieur (IHEMI).
Le blanchiment devient donc un enjeu pour ceux qui empochent des sommes plus importantes, les gérants et les têtes de réseau. « On compte une centaine de points de deal à Marseille, qui génèrent chacun quotidiennement entre 20 000 et 80 000 euros. Si on prend la fourchette basse, cela fait 2 millions d’euros par jour, presque uniquement en cash », indique Michel Gandilhon. En effet, malgré l’essor du paiement en ligne des stupéfiants, les transactions en monnaie fiduciaire demeurent prépondérantes, selon l’Ofast. D’ailleurs, près de la moitié (47 %) des avoirs saisis en lien avec le trafic de drogue en 2022 sont des espèces.
Cette manne est rapidement récupérée par des collecteurs travaillant sur plusieurs points de deal, et remise à un courtier ou « saraf ». Ensuite, « le choix [de la méthode de blanchiment] dépend de plusieurs facteurs : rapidité de l’opération, volume des espèces à blanchir, envergure du groupe criminel, lieux de résidence des têtes de réseau, pratiques communautaires, etc. », analyse l’Ofast.
Le BTP, l’industrie des jeux, le marché de l’art et les commerces qui génèrent des espèces sont particulièrement prisés pour blanchir l’argent de la drogue
Grâce aux enquêtes policières, on connaît les techniques les plus récurrentes lorsque l’argent reste sur le sol français. Il peut être blanchi dans le tissu économique, « notamment dans le secteur du BTP, très demandeur de liquidités à cause de son recours important à une main-d’œuvre clandestine, rémunérée en liquide », pointe Michel Gandilhon. En outre, l’industrie des jeux ou le marché de l’art, autres secteurs où le cash circule largement, sont régulièrement désignés comme vulnérables.
Les réseaux de narcotrafic utilisent également les commerces, surtout ceux qui génèrent des espèces, comme les boulangeries, la restauration rapide ou les salons de beauté. Les recettes de la drogue sont ainsi noyées avec celles d’une activité réelle.
« Le rachat d’établissements proches des points de deal […] accentue l’enracinement local des trafics et participe au développement d’une emprise économique préoccupante », met en garde l’Ofast.
Le blanchiment passe parfois par des entreprises sans activité réelle, qui signent des fausses factures à des firmes complices, récupérant, elles, du cash « sale » en échange d’un virement. Le rapport de l’Ofast rappelle par ailleurs le rôle du secteur bancaire et financier dans le blanchiment, via le dépôt de petites sommes sur des comptes courants ou à terme, ou la contraction de prêts remboursés avec l’argent du trafic.
Manque de moyens
Pour améliorer la lutte contre les réseaux économiques du narcotrafic, la législation française est-elle à la hauteur ? Les experts interrogés s’accordent à dire que les dispositifs de détection du blanchiment ont globalement tous été améliorés, notamment autour du service de renseignement Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins), et fonctionnent efficacement.
Des représentants des magistrats et des forces de l’ordre pointent surtout le manque de moyens et d’effectifs dont pâtissent la justice et la police, ce qui ne leur permet pas d’utiliser pleinement les dispositifs.
« C’est regrettable car, si on mobilisait plus de ressources humaines sur le blanchiment, cela rapporterait de l’argent et couvrirait les frais de ces services », suggère Michel Gandilhon.
La prise de conscience de l’importance de l’enjeu pécuniaire est récente. A Marseille, où les affaires de stupéfiants sont deux fois plus nombreuses que dans le reste de la France, le procureur a récemment décidé de réorienter la lutte contre le narcotrafic sur son volet financier, rapportait Le Monde en août 2023.
Par ailleurs, l’avocat et professeur à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Pierre-Alexandre Kopp, met en garde contre le durcissement de certaines procédures antiblanchiment. « Un contrôle accru des transactions bancaires et de l’utilisation du cash serait synonyme d’intrusion étatique étendue dans la vie des individus, ce qui fragiliserait les plus précaires en premier », avertit-il, en donnant l’exemple de divers petits jobs qui peuvent être rémunérés en espèces (cours, ménage…).
La législation française en matière de lutte contre le blanchiment se heurte à un gros point noir : le transfert des fonds à l’étranger
Si la législation française en matière de lutte contre le blanchiment est bien faite sur le papier, elle se heurte à un gros point noir : le transfert des fonds à l’étranger. Les techniques d’extraterritorialisation sont parfois simples, avec l’utilisation de mandats cash ou par transport physique de l’argent.
La compensation, parfois appelée hawala, est aussi « une technique massivement employée en France pour blanchir l’argent lié au trafic de stupéfiants », souligne l’Ofast. Cette méthode traditionnelle consiste à échanger des fonds entre plusieurs pays sans déplacer le cash à l’étranger.
Dubaï, plaque tournante
Le transfert d’argent vers des pays à la législation plus souple peut faciliter le blanchiment. Dans cette logique, les narcos d’envergure se tournent vers les paradis fiscaux permettant l’anonymat et l’opacité des transactions.
« Le but est de masquer l’origine sale des flux, décrypte Clotilde Champeyrache, maîtresse de conférences au Cnam. Il y est facile de monter des sociétés écrans afin de déclarer des revenus déconnectés d’une activité légale. »
En la matière, Dubaï, aux Emirats arabes unis, est devenu une destination de premier choix. Au-delà de sa quasi-absence de fiscalité, son manque de réglementation sur le blanchiment attire les gros bonnets du commerce de drogue mondial, qui investissent dans l’immobilier de luxe et le marché de l’or, et parfois, en sus, s’installent dans ce petit émirat.
En effet, l’expatriation permet aux têtes de réseau de s’éloigner des poursuites judiciaires françaises. « La coopération internationale est encore balbutiante bien qu’elle se soit améliorée », estime l’économiste Nacer Lalam. Elle se renforce au sein de l’Union européenne, même s’il reste des frictions avec le Luxembourg ou Malte, mais elle reste limitée avec l’essentiel des autres pays, et en particulier avec les paradis fiscaux.
Le satisfecit de Gérald Darmanin, en visite à Dubaï le 25 octobre 2023, sur « notre coopération sécuritaire et judiciaire », sonne creux. Le cas du narcotrafiquant français Abdelkader Bouguettaia, dit « Bibi », l’illustre bien : arrêté à Dubaï dans la foulée de la visite du ministre, il a été remis en liberté mi-décembre alors que la France demandait son extradition.
Pour tenter de répondre à ces failles, le gouvernement a annoncé la création d’un poste de magistrat de liaison dans les Emirats, finalement installé en avril 2024. Sa tâche s’annonce immense.
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