Après la mort de Samuel Paty, où est la gauche?
POLITIQUE – Depuis le 16 octobre, commentateurs, politiques, citoyens, professeurs, policiers et experts divers et variés interrogés à longueur de journée peinent à trouver les mots pour décrire la douleur qui a saisi le pays.
Sidération face à la brutalité, à la solitude aussi dans laquelle ce professeur s’est trouvé. Colère face à la barbarie. Et puis, il faut le dire, une dose de culpabilité. Oui, culpabilité, car nous avons tous le sentiment que la responsabilité est au moins en partie collective, que cette situation est l’aboutissement d’un lent glissement, d’une somme de lâchetés individuelles et collectives, d’abandons petits et grands, de reculs face aux assauts de ceux qui non seulement ne veulent pas partager nos valeurs, mais tentent par tous les moyens de nous imposer les leurs.
Et comme d’habitude, l’urgence de répondre à l’émotion risque bien de nous cantonner à des examens de conscience sommaires, pour mieux nous jeter dans les bras de ceux qui auront des solutions prêtes à l’emploi, simples, voire simplistes. C’est la théorie du Shock and awe: face à la peur, toute solution nous paraît soudain bonne, évidente, urgente même. Pourquoi se méfier de nos instincts, quand ils semblent nous dicter la survie? Comment plaider le respect du droit, quand celui-ci semble nous entraver dans notre volonté de nous protéger? Pourquoi diable accorderions-nous des droits à ceux qui piétinent allègrement les nôtres?
Si l’on se met quelques minutes à la place d’un citoyen lambda, surtout quelqu’un de gauche, républicain et démocrate, la séquence paraît assez vertigineuse. Dérangeante même. Chez beaucoup, elle suscite des questions que l’on n’aurait pas voulu avoir à se poser. Des questions auxquelles on attend désespérément des leaders politiques actuels apportent des réponses.
Le citoyen lambda attend des politiques qu’ils lui apportent des réponses
L’on se surprend par exemple à se dire “puisque ces gens-là ne veulent pas partager mes valeurs, qu’ils aillent habiter ailleurs, ils sont libres!”. Et l’on se demande comment, il y a moins de 20 ans, on pouvait hurler de colère quand Nicolas Sarkozy scandait “La France, tu l’aimes ou tu la quittes”— même si à l’époque, la formule n’avait rien à voir avec le terrorisme, et permettait de nier les revendications égalitaires de ceux qui luttaient contre les discriminations… Comment peut-on se trouver ainsi, par la force de l’émotion et de la colère, à front renversé avec les convictions que l’on croyait détenir hier? C’est le propre des crises que de rebattre les cartes idéologiques, d’affoler les boussoles politiques, d’escamoter la raison au profit de l’émotion. Mais encore faut-il savoir s’en rendre compte, prendre du recul, remettre les choses en perspective… en a-t-on seulement la force, dans ces moments de douleur?
L’on se prend aussi— citoyen de gauche, toujours— à réclamer des mesures autrefois exclusivement défendues par Marine Le Pen— expulsons les fichés S! —, ou par la droite la plus dure. La simple réalisation du chemin parcouru donne une fois encore le vertige. Qui a changé, le contexte ou nos convictions? Les évènements, aussi rudes soient-ils, peuvent-ils vraiment nous donner tort, anéantir des années d’engagement?
Le simple fait que ces questions se posent— elles ne viendront évidemment jamais à l’esprit des sectaires de tous bords, qui eux ne doutent jamais, c’est à cela qu’on les reconnaît— à l’esprit citoyen devrait être une bonne nouvelle. Si nous doutons encore, c’est donc que nous sommes, nous existons malgré l’horreur, avec nos colères et nos indignations. Avec nos émotions et, encore, notre raison. Mais pour beaucoup, se poser toutes ces questions au cœur de la tempête sera considéré comme preuve de faiblesse, d’incohérence, de manque de convictions. Comment quelqu’un “de gauche” peut-il se demander si telle ou telle personnalité de droite avait finalement raison? (la question inverse est vraie aussi). J’entends déjà les donneurs de leçons… Le simple fait que l’on en soit réduit à excommunier ce type de doutes et d’interrogations dit beaucoup du pourrissement de notre débat public, explique la stérilisation de l’espace démocratique, et donc la fuite de beaucoup de citoyens face à la politique.
Des questions que les leaders politiques devraient se poser
Il devrait en effet être considéré comme normal et sain que de nombreux hommes et femmes de droite et de gauche se posent mille questions, dont les suivantes: La France serait-elle condamnée à un glissement irrémédiable toujours plus à la droite? Et jusqu’où devrons-nous céder sur nos principes fondamentaux, afin de garantir à nos concitoyens la sécurité et la sérénité qu’ils sont en droit d’attendre? La répression est-elle la seule voie susceptible de nous éviter une guerre civile qui nous semble chaque jour un peu plus probable? Pourquoi la droite semble-t-elle avoir raison, alors qu’elle a elle-même ignoré le rapport Obin, désarmé la police de proximité dans les quartiers, supprimé des policiers? Pourquoi une part de la gauche paraît-elle avoir tant de mal à distinguer entre les islamistes et les damnés de la terre qu’elle défend inconditionnellement?
Oui, la séquence est douloureuse, vertigineuse. Notamment parce que les repères vacillent, et que l’on peine à distinguer les réponses à nos questions, à identifier les leaders qui éclairent la nuit.
Nul doute que l’évènement de vendredi dernier contribuera à rebattre les cartes du débat politique de manière considérable. Il est trop tôt pour en tirer des conclusions. Espérons que les autorités prendront le temps nécessaire à la réflexion, afin que les lois promises ne soient pas l’habituelle bouillie communicationnelle inutile et inappropriée, aussitôt votée, aussitôt périmée.
La parole publique décrédibilisée
Mais dans ce brouillard qui nous enveloppe, il est peut-être, d’ailleurs, une conclusion que nous pouvons d’ores et déjà tirer: depuis des années, l’on nous dit que “le droit” nous empêche d’être fermes face à l’islamisme. Que dissoudre des associations, expulser, fermer des mosquées, “on ne le fait pas comme ça”. Et à peine 24 h après l’attentat, voici que notre ministre de l’Intérieur trouve plus de 200 personnes à expulser! Comme ça, sous le sabot d’un cheval. Le droit aurait-il donc évolué dans la nuit après l’attentat? La constitution été révisée nuitamment? On en doute fort… Dès lors, ce qui se voulait une preuve de fermeté devient un élément de confusion de plus, et c’est tout le discours tenu par les autorités depuis des années qui s’en voit déstabilisé, voire décrédibilisé… Qui croire, désormais? Ceux qui se disent empêchés par le droit, ou ceux qui veulent le changer au prétexte d’avoir les mains libres pour agir? Nul doute que ces actes— mieux vaut tard que jamais, bien sûr— auront donc un impact conséquent sur la crédibilité de la parole publique… mais pas forcément dans le sens souhaité.
Confusion et émotion partout, clarté et raison nulle part.
Espérons qu’il se trouve quelques penseurs pour éclairer la nuit, et quelques leaders pour nous en sortir.
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