« Il faut que la France accepte de décoloniser la Nouvelle-Calédonie par l’indépendance »
Le projet de loi constitutionnelle élargissant le corps électoral en Nouvelle-Calédonie, poussé par le gouvernement, a été adopté à l’Assemblée nationale le 15 mai.
Cette réforme provoque la colère des indépendantistes, qui souhaitent un accord politique, comme ceux de Matignon (en 1988) et de Nouméa (en 1998) avant toute modification de la Constitution. Ce mardi 21 mai, le Président Emmanuel Macron a annoncé se rendre en Nouvelle-Calédonie en fin de journée pour y « installer une mission ».
Isabelle Leblic, anthropologue, directrice de recherche émérite au CNRS et soutien de l’indépendance kanak, retrace les crispations qui ont mené à la crise politique et à la révolte actuelles.
Qu’est-ce qui a déclenché l’embrasement en Nouvelle-Calédonie ?
Isabelle Leblic : Sa cause remonte au troisième référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, que le Président Macron a avancé à décembre 2021, en pleine période de Covid et de deuil kanak, alors que le Premier ministre de l’époque, Edouard Philippe, avait promis que le référendum n’aurait pas lieu avant août 2022.
Les indépendantistes – qui ne sont pas que des Kanak. Ils viennent aussi d’autres communautés – n’ont donc pas participé. Le scrutin a ainsi vu une participation très faible (44 %). Malgré tout, le non à l’indépendance a perdu près de 6 000 voix entre le référendum de 2020 et celui de 2021.
A la suite de cela, le Président français a déclaré que la Calédonie avait décidé de rester française et que « la France était plus belle avec la Nouvelle-Calédonie », une véritable négation de la position politique forte des indépendantistes.
Le gouvernement n’a pas donné le temps nécessaire aux discussions en Calédonie pour trouver une sortie de l’accord de Nouméa qui convienne à tout le monde. L’exécutif français a systématiquement mis une épée de Damoclès au-dessus de la tête des indépendantistes, en donnant des dates butoir très courtes.
La jeunesse kanak, la plus laissée-pour-compte car elle est largement exclue du travail et d’une partie de l’accès aux études, manifestait jusque-là de manière extrêmement pacifique. La CCAT [Cellule de coordination des actions de terrain, NDLR.] a par exemple rassemblé 60 000 personnes dans les rues en avril dernier, sans heurts.
C’est le vote à l’Assemblée nationale sur la modification du corps électoral pour les élections provinciales, dont le rapporteur n’était autre que le député anti-indépendantiste de Nouvelle-Calédonie Nicolas Metzdorf – ce qui fait qu’il était partie prenante et qu’il a pu en profiter pour répandre son discours anti-Kanak –, qui a déclenché le mouvement de révolte.
Comment qualifiez-vous la situation actuelle : est-ce une crise politique, une révolte, une insurrection ?
I. L. : Une crise politique, sans aucun doute. C’est aussi une révolte de la part d’une population qui refuse ce projet de loi constitutionnelle qui élargirait le corps électoral pour les élections provinciales. La réforme ajouterait environ 25 000 électeurs, au mépris de ce qui avait été décidé lors de l’accord de Nouméa.
Une fois de plus, la parole donnée de l’Etat n’a pas été respectée, ce qui a précipité l’explosion à laquelle on assiste.
Quel est le rôle du gouvernement actuel dans la crise et comment est perçue son attitude depuis le 13 mai ?
I. L. : Le gouvernement met le feu aux poudres. Il ne fait aucun pas vers les indépendantistes. De plus en plus de voix s’élèvent en métropole pour dire qu’il faut ajourner le projet de loi et laisser le temps à la discussion, jusqu’à la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet.
« Le gouvernement met le feu aux poudres. Il ne fait aucun pas vers les indépendantistes »
L’envoi massif de forces de répression, y compris de l’armée, nous rappelle les heures les plus sombres de la Nouvelle-Calédonie en 1988. Le gouvernement Chirac et son ministre des Outre-mer Bernard Pons, n’avaient pas non plus tenu compte des avertissements des indépendantistes. S’en sont suivis la prise d’otage puis le massacre d’Ouvéa et la déclaration de l’Etat d’urgence, comme aujourd’hui.
La spirale de violence n’est pas près de s’arrêter. Les milices armées anti-indépendantistes marchent aujourd’hui main dans la main avec les forces de l’ordre face aux Kanak.
Comment les Kanak perçoivent les « anti-indépendantistes » qui ont monté des barrages et demandent le dégel du corps électoral ?
I. L. : C’est difficile de répondre à cette question car je ne suis pas sur place. En revanche, il est certain que ce n’est pas la CCAT qui a formé les jeunes pour faire la rébellion en Calédonie, contrairement à ce qu’affirme le gouvernement.
Ce n’est pas non plus la Chine ou l’Azerbaïdjan qui sont aux manettes de la révolte. On cherche des boucs émissaires tous azimuts pour ôter la responsabilité de l’Etat français.
En quelques heures à l’Assemblée nationale, le gouvernement Macron a mis en l’air 35 ans de paix en Calédonie. Il avait pourtant été mis en garde. Rappelons que sa politique catastrophique a déjà entraîné plusieurs morts. Et à l’exception des deux gendarmes, dont l’un a été tué par un tir accidentel d’un de ses collègues, les victimes de l’Etat colonial sont une nouvelle fois les Kanak, comme c’était déjà le cas dans les années 1980.
Que réclament les Kanak dans la crise actuelle ?
I. L. : Le retrait de la loi constitutionnelle, que le Congrès de Versailles ne soit pas convoqué et qu’on laisse le temps aux forces politiques locales de discuter. Tout le monde le dit : sur le dossier calédonien, il faut prendre son temps.
Je pense qu’il faut faire appel à une mission de dialogue internationale, sous le patronage de l’ONU et d’autres pays du Pacifique. L’Etat français a perdu son impartialité en se compromettant avec les forces de droite en Calédonie. Les ministres Darmanin et Dupond-Moretti répètent mot pour mot le discours des anti-indépendantistes Sonia Backès (ancienne secrétaire d’Etat entre 2022 et 2023 et actuelle présidente de la province sud de Nouvelle-Calédonie, NDLR.) et Nicolas Metzdorf.
« En quelques heures à l’Assemblée nationale, le gouvernement Macron a mis en l’air 35 ans de paix en Calédonie »
Les Kanak ont toujours tendu la main aux autres. Ils ont reconnu en 1983 à Naiville-les-Roches que les « victimes de l’histoire », c’est-à-dire les descendants des premiers colons venus de France, que ce soient les volontaires ou les bagnards, faisaient partie de la communauté du pays. Puis les Kanak ont accepté l’ouverture du corps électoral à tous ceux qui étaient là avant 1998, via l’accord de Nouméa.
Si le corps électoral changeait, cela ferait revenir en masse les non-indépendantistes au Congrès et au gouvernement qui en est l’émanation. Les anti-indépendantistes ne supportent pas que les Kanak soient enfin, au bout de 40 ans, à la tête des instances locales.
Cette révolte va avoir de lourdes conséquences économiques…
I. L. : Oui, toute l’activité est à l’arrêt. La Calédonie était déjà en grande difficulté à la suite du Covid, l’archipel ayant été fermé pendant plus de deux ans. Mais aussi à cause de la baisse du cours du nickel [qui représente un quart des emplois privés dans l’archipel, NDLR]. Depuis quelques temps, les fermetures d’entreprises liées au nickel avaient augmenté, frappant les transporteurs par exemple.
Les difficultés économiques frappent principalement les Kanak : 20 % d’entre eux sont au chômage contre 12 % en moyenne sur l’archipel et moins de 5 % d’entre eux sont des cadres, soit trois fois moins que les non-Kanak.
Le gouvernement a déclaré l’état d’urgence, envoie des forces de l’ordre en masse, a donné l’ordre d’une réponse « pénale ferme, rapide et systémique », a interdit l’usage de l’application TikTok et use d’un discours infantilisant à l’égard d’une partie des jeunes révoltés. Est-ce de la méconnaissance ou une attitude coloniale ?
I. L. : C’est une attitude complètement coloniale. Le fait de décréter l’état d’urgence [ce qui n’avait pas été le cas lors des révoltes dans les quartiers populaires l’été dernier, NDLR.] ne ressemble pas vraiment à une gestion démocratique de la situation.
« Décréter l’état d’urgence ne ressemble pas vraiment à une gestion démocratique de la situation »
En métropole, on n’interdit pas les réseaux sociaux lors des émeutes. En métropole, on ne tolèrerait pas que des milices armées circulent dans nos villes.
Les anti-indépendantistes disent qu’il faut ouvrir le corps électoral car c’est un principe démocratique. Mais c’est quoi un principe démocratique en colonie ?
Les Kanak n’ont eu le droit de vote que dans les années 1950. Depuis toujours on les minorise dans leur propre pays pour qu’ils ne puissent pas avoir la majorité électoralement.
Selon vous, est-ce qu’il y a un risque de guerre civile ?
I. L. : Je me demande si on n’y est pas déjà en guerre civile… Certes, il y pourrait y avoir un risque d’explosion plus généralisé, ce n’est pas à souhaiter. Pour l’instant, cela reste cantonné au grand Nouméa, où l’on retrouve beaucoup de Kanak défavorisés, sans emploi.
Pour qu’on sorte enfin de cette spirale, il faut que la France accepte de décoloniser la Nouvelle-Calédonie par l’indépendance. D’autant que la proposition des indépendantistes en 2018 assortissait l’indépendance d’un accord d’association avec la France.
Les intérêts géostratégiques de la France dans le Pacifique pourraient être donc protégés. Il faut arrêter de lier l’avenir de la Nouvelle-Calédonie à des considérations franco-françaises.
Laisser un commentaire