Pourquoi tant de bruit autour des emplois non pourvus ?
Réjouissons-nous : la reprise économique est bien là. Le gouvernement, la Banque de France et l’Insee prévoient une croissance du produit intérieur brut (PIB) en 2021 de 5 à 6 %. Autrement dit, dès la fin de l’année, l’activité retrouverait à peu près son niveau d’avant-crise. Preuve de cette amélioration, l’emploi salarié privé, en hausse au deuxième semestre, a retrouvé son niveau de 2019.
Pourtant, à l’université d’été du Medef, les patrons ont exprimé de vives inquiétudes face aux difficultés de recrutement rencontrées par les entreprises. Difficultés qui, selon Geoffroy Roux de Bézieux, risqueraient de mettre en péril la reprise économique. Ces propos ont été repris par Bruno Le Maire, qui affirme que de nombreux secteurs et métiers seraient en tension. La Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) demande, quant à elle, un plan d’action d’urgence pour pallier ce manque de main-d’œuvre.
Ritournelle
A l’origine de ces alertes, une enquête de la Dares montre qu’au deuxième trimestre, le taux d’emplois vacants dans les entreprises de plus de dix salariés atteint… 1,8 %, soit l’équivalent de 264 400 postes non pourvus. Ce chiffre est en hausse de 21 % par rapport au premier trimestre et de 20 % par rapport à l’an dernier à la même période.
Selon la dernière enquête de la Banque de France, 300 000 emplois seraient à pourvoir dans le pays. De nombreux secteurs sont touchés mais les besoins seraient particulièrement importants dans les services, le bâtiment et la restauration. Or, le niveau de chômage reste élevé (8 %) malgré une baisse de 1,1 point au quatrième trimestre 2020, principalement due à un basculement vers l’inactivité d’un grand nombre de demandeurs d’emploi.
Il ne se passe pratiquement pas une année sans que le chiffre fatidique des près de 300 000 emplois non pourvus ne soit agité par le patronat, le gouvernement ou la presse
Présentée comme exceptionnelle, la pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs n’est pas nouvelle. Et il ne se passe pratiquement pas une année sans que le chiffre fatidique des près de 300 000 emplois non pourvus ne soit agité par le patronat, le gouvernement ou la presse. Le Conseil d’orientation pour l’emploi (COE) écrivait en 2013 que 400 000 projets de recrutement étaient abandonnés chaque année faute de candidats. Myriam El Khomri avançait également ce nombre sur le plateau d’I-Télé (devenue CNews) en septembre 2015. Et alors que l’échange entre Emmanuel Macron et un jeune horticulteur qui n’aurait eu qu’à « traverser la rue » pour trouver un emploi agitait la France, l’enquête « Offres pourvues et abandons de recrutement » publiée par Pôle emploi fin 2017 indiquait que 300 000 offres étaient en souffrance.
A cela, il y aurait deux raisons, selon les inquiets. D’une part, le déficit de formation ou l’inadéquation entre les compétences des demandeurs d’emploi et les besoins des entreprises ; de l’autre, l’excessive générosité du système social français. Certains représentants patronaux signalent que l’insuffisance des salaires pourrait également être en cause, en soulignant sur-le-champ que leur augmentation est inenvisageable – et ceci malgré une hausse record des taux de marge.
L’inconsistance de la notion « d’emplois non pourvus » a maintes fois été soulignée. Les économistes Yannick Fondeur et Jean-Louis Zanda rappellent notamment qu’un emploi vacant correspond à une situation à un moment donné, tandis qu’une offre d’emploi non satisfaite ou non pourvue a une dimension temporelle.
Des métiers structurellement en tension
Au-delà de cette différence sémantique et opérationnelle qui a d’importantes conséquences sur la nature et l’interprétation des phénomènes en cause, il est important de souligner que le nombre d’offres à pouvoir est d’autant plus élevé que la reprise est forte. En effet, dans une économie en croissance, le besoin de main-d’œuvre augmente car les entreprises ont tendance à embaucher davantage. En même temps, les entreprises refusent souvent de recruter les candidats disponibles. Et parfois, elles abandonnent tout simplement leurs projets de recrutement.
Ce cas de figure est d’autant plus répandu actuellement que les perspectives de rebond de l’activité dans les secteurs les plus concernés sont incertaines. Selon l’enquête de la Dares sur l’activité et les conditions d’emploi de la main-d’œuvre pendant la crise sanitaire (Acemo-Covid), seuls 37,2 % des salariés du secteur de la fabrication de matériels de transport travaillaient en mai 2021. Ces entreprises anticiperaient en effet que l’activité mettra plus d’un an à revenir à la normale. Ce chiffre s’élève à 28,3 % seulement pour les salariés travaillant dans le secteur de l’hôtellerie-restauration, qui recrute sur de très courtes périodes et par conséquent est structurellement en tension.
En 2019, déjà, 57 métiers étaient concernés par des difficultés de recrutement : ce sont les mêmes qu’aujourd’hui
On voit ainsi que l’épidémie de Covid-19 n’a pas radicalement changé la donne en matière de besoins d’emploi. En 2019, déjà, 57 métiers étaient concernés par des difficultés de recrutement : ce sont les mêmes qu’aujourd’hui. Le refus des chômeurs de prendre un emploi ne joue donc qu’un rôle marginal dans ce phénomène.
On peut se demander à quel point la résurgence de ce sujet n’est pas liée à la réforme de l’assurance chômage. En attestant du retour à la « bonne fortune », condition énoncée par le président de la République pour la mettre en œuvre, les près de 300 000 emplois non pourvus confortent l’idée que les chômeurs sont peu pressés de trouver un emploi. Il n’y a donc qu’un pas à franchir pour se dire qu’il faut les inciter à reprendre le travail en réduisant le montant des allocations d’une grande partie d’entre eux.
Il serait pourtant temps de cesser d’instrumentaliser l’analyse économique au service d’une stratégie politique. Car cette instrumentalisation ne fait que discréditer les experts et les hommes politiques dans un contexte déjà marqué par un fort déficit de confiance.
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