Au Canada, le retour de flamme de l’industrie pétrolière
Des nuages pareils à ceux de volcans en éruption, des carcasses de voitures éventrées, plongées dans la fumée et la cendre… Depuis le début du mois de mai, des feux de forêt dévastent la province de l’Alberta, dans le centre-ouest du Canada. Une centaine d’incendies brûlent actuellement dans toute la province, et 534 000 hectares sont déjà partis en fumée à la mi-mai.
L’Alberta permet au Canada d’être le quatrième exportateur mondial de pétrole, en produisant 80 % du carburant du pays, principalement grâce aux gisements de sable bitumineux dans le nord-ouest de la province. Le territoire albertain est nervuré de pipelines, qui partent vers l’est et l’ouest canadien, comme vers le sud américain, et nécessairement, ces incendies ont un impact direct sur la production de pétrole provinciale. « Il y a quelques jours, 10 % de la production pétrolière a été interrompue en raison des incendies de forêt. Entre 20 et 30 000 personnes ont été évacuées de zones menacées », précise Keith Stewart, conseiller énergie à Greenpeace Canada.
Ces incendies sont directement liés au réchauffement climatique et donc à l’exploitation des ressources fossiles, c’est un fait. « En Alberta, nous avons des périodes de sécheresse plus longues avec des températures plus chaudes », s’alarme Keith Stewart. Cela a des impacts directs sur l’environnement, le deuxième atout économique d’un territoire connu pour le pétrole et sa nature.
La forêt boréale de l’Alberta a toujours été une forêt habituée aux incendies, mais les bouleversements climatiques changent la donne. L’intensité et l’accélération des feux ne lui donnent plus le temps de se régénérer, s’alerte Claude Villeneuve, biologiste québécois et directeur de la Chaire en Éco-Conseil de l’Université du Québec à Chicoutimi.
« Si les feux reviennent tous les 40 ou 50 ans, les arbres n’ont pas de stock de graines suffisant pour recoloniser et on va assister à un processus d’ouverture du territoire, donc des forêts qui vont revenir, mais qui vont renaître moins larges et qui vont être plus sensibles au feu et à la sécheresse, parce qu’elles ne maintiennent pas d’humidité ou la fonte des neiges. »
Les liens entre l’industrie pétrolière et les incendies sont plus étroits encore. Si les feux actuels se concentrent à l’ouest, loin des sites d’extraction de sables bitumineux, mais proches de certains pipelines, ils réveillent un traumatisme récent : les feux de Fort McMurray, en 2016. À l’époque, les exportations de pétrole brut de la province avaient chuté de 14 %, des installations de sables bitumineux ayant été mises hors service pendant plusieurs mois.
La forêt boréale de l’Alberta a toujours été une forêt habituée aux incendies, mais les bouleversements climatiques changent la donne
D’autres risques pourraient aggraver la situation dans l’hypothèse où des feux viendraient à se déclarer non loin des sites d’extractions, explique Emmanuelle Santoire, géographe française qui a étudié l’industrie pétrolière en Alberta. « À l’occasion des feux de 2016 à Fort McMurray, ville minière emblématique de la province, il y avait aussi une propagation des feux par le sous-sol », explique la chercheure en s’appuyant sur des travaux de l’université de Colombie-Britannique.
Pétrole-vie
Malgré tout, depuis 2016, rien n’a changé.
« Tous ces épisodes de feux, qui pourraient être des alertes, des déclencheurs de prise de conscience, ne donnent rien, on continue sur le même rythme », regrette Emmanuelle Santoire.
À tel point que la province vient de battre son record de production de pétrole pour atteindre 1,4 milliard de barils en 2022, presque le double de la production de 2010, dans un contexte énergétique mondial tendu par les sanctions envers la Russie.
Nécessairement, cette industrie, qui permet à la province d’être la plus riche du Canada, est ultra-présente sur le territoire. Le pétrole est à la fois partout et nulle part : on ne voit jamais le liquide noir, camouflé dans des pipelines, mais il suinte, par son apport à l’économie et au marché du travail, par les publicités qui s’affichent sur les murs, par sa mise en récit dans les musées, par son influence dans la vie politique.
« Les Albertains sont très attachés à ce que leurs ressources leur apportent de l’économie, du bien-être, de la prospérité. Tout ce qui va remettre en question l’exploitation de leurs ressources va être considérée comme des accusations grossières », soupire le biologiste Claude Villeneuve.
La province a encore de la marge : l’empreinte minière actuelle est établie à 1 030 km². « Si l’on regarde les potentiels gisements, les terrains exploitables représentent à peu près 21 % de la surface totale de l’Alberta, soit autour de 140 000 km² », ajoute Emmanuelle Santoire. Un territoire équivalent à celui l’Angleterre, qui représente environ six ans de consommation à l’échelle planétaire, une réserve comparable à celle de l’Arabie saoudite en pétrole lourd.
La province vient de battre son record de production de pétrole pour atteindre 1,4 milliard de barils en 2022
Sortir du noir ?
Une volonté de changement est toutefois perceptible, constate Emmanuelle Santoire. « Ça se ressent notamment du côté de l’urbain, avec des travaux qui ont été faits dans le centre de Calgary autour du pont millénium, avec la végétalisation de certains espaces, pour tenter de quitter l’image de ville nord-américaine. »
Elle observe aussi une évolution dans les universités. « Les interrogations portent sur ce qui se passera dans plusieurs années, sans nécessairement quitter l’industrie pétrolière, en réfléchissant à une nouvelle économie. » L’Alberta veut notamment s’imposer comme la tête de proue canadienne du recyclage du plastique en espérant une augmentation de la production de ce matériau… basé sur le pétrole.
Keith Stewart, lui, est optimiste. Shell et Total ont arrêté d’investir dans les sables bitumineux, bien qu’ils continuent à investir dans les forages de pétrole conventionnels. Les emplois commencent à diminuer dans le secteur albertain du pétrole et surtout, les énergies renouvelables sont de plus en plus vues sous un œil industriel.
L’Alberta, ensoleillée et parcourue par les vents, pourrait tirer profit de ces dernières, rappelle l’expert de Greenpeace : « l y a une acceptabilité grandissante. Quand vous connaissez des gens qui travaillent dans ces industries, cela rend la transition plus réelle pour les Albertains, pour qu’ils conçoivent que ce n’est pas tant une menace, mais que c’est aussi une opportunité. »
Une bascule encore lointaine : les industriels vantent toujours les mérites de la production de pétrole en Alberta, déclarant que « e cadre réglementaire y est plus strict » en matière d’environnement qu’ailleurs… entre deux feux de forêts.
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