Le « tout sauf Erdogan » de l’opposition turque
La crise économique qui s’aggrave en Turquie depuis 2018 et les méthodes de plus en plus autoritaires du président Erdogan et du Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi – AKP) conduisent de plus en plus de Turcs à souhaiter une alternance. D’autant que l’AKP est aux manettes depuis 2002. Recep Tayyip Erdogan a d’abord été Premier ministre de 2003 à 2014, avant d’être le premier président de la République turque élu au suffrage universel.
La plupart des partis d’opposition se sont réunis au sein d’une coalition électorale, l’Alliance de la nation, construite autour d’une candidature commune à la présidentielle et de la volonté d’obtenir une majorité parlementaire. C’est en soi un succès, car en deux décennies de vie politique dominée par l’AKP, ses opposants, divisés par leur grande diversité idéologique, n’avaient jusqu’alors guère réussi à s’unir.
Toutefois, ce rassemblement se fait sur une base programmatique minimale – mettre fin au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan et à son régime présidentiel – et il reste fragile en raison du caractère très hétéroclite de l’alliance.
Dès sa fondation, en 2001, puis sa victoire électorale écrasante de 2002, l’AKP s’impose comme un parti de masse, s’appuyant sur les classes moyennes et populaires conservatrices. Il peut compter sur la fidélité d’un bloc électoral qui pèse entre 40 % et 50 % des votes.
Au premier regard, ces chiffres pourraient donner l’image d’un paysage politique opposant deux tendances de force comparable mais ce n’est là qu’illusion. La base électorale de l’AKP a gardé sa cohésion au cours de ses deux décennies de pouvoir alors que l’opposition est un ensemble hétérogène. On peut ainsi la séquencer en plusieurs mouvances bien distinctes.
L’opposition à l’AKP, un ensemble historiquement fracturé
Les kémalistes, qui s’identifient en majorité au Parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi – CHP), s’inspirent des principes portés par Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la République turque : un sécularisme qu’ils opposent à l’islam politique et au conservatisme social porté par l’AKP ainsi qu’un souverainisme qui prend parfois des accents nationalistes, avec une défense de l’État unitaire et centralisé.
Le parti n’est cependant pas resté figé sur ces uniques piliers. Il a commencé, dans les années 1970, la promotion d’un certain réformisme social. Durant ses deux longues décennies d’opposition à l’AKP, il a par ailleurs nuancé sa ligne nationaliste – un créneau de plus en plus occupé par Recep Tayyip Erdogan lui-même – et il a donné des signes d’ouverture à de nouveaux fragments de la société, y compris les religieux pratiquants, que son laïcisme strict avait tendance à inquiéter.
Quoique leurs adversaires les assimilent souvent à une bourgeoisie occidentalisée, les kémalistes disposent ainsi d’une assise plus large dans la société, y compris parmi les plus modestes. Tout au long des deux dernières décennies, le CHP a été le principal parti d’opposition turc, obtenant généralement entre 20 % et 25 % des suffrages aux élections législatives.
Les nationalistes n’ont pas de divergence de fond réelle avec les kémalistes mais ils incarnent une vision plus autoritaire et plus identitaire de la Turquie. Hostiles à toute concession aux autonomistes kurdes, ils ont sévèrement critiqué les changements culturels (tels que l’ouverture d’instituts privés d’enseignement du kurde ou l’autorisation de médias émettant dans cette langue), puis le processus de paix avec le PKKlancés par Recep Tayyip Erdogan.
Représentant quelques 10 % de l’électorat, l’opposition nationaliste a d’abord été portée par le Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi – MHP). Et lorsque ce dernier a rallié l’AKP en 2017, une partie de ses membres, menés par Meral Akşener, a fait sécession pour fonder le Bon Parti (İyi Parti – İP).
À l’autre bout de l’échiquier politique, les autonomistes kurdes demandent une décentralisation de l’État jacobin kémaliste et l’instauration d’un système garantissant les droits culturels des minorités. Au cours de la décennie 2010, ils se sont rapprochés des mouvements marxistes et/ou libertaires, dont le poids électoral est faible mais qui sont nombreux et actifs.
Cette synthèse s’incarne au sein du Parti démocratique des peuples (Halkların Demokratik Partisi – HDP), qui dépasse 10 % des voix aux élections (parlementaires et présidentielles), rassemblant tout à la fois l’électorat kurde du Sud-Est et des minorités progressistes des grandes villes.
Par ailleurs, depuis les années 2010 et le tournant autoritaire de l’AKP, certains de ses anciens alliés, libéraux-conservateurs, opposés au tournant autocratique du président Erdogan, ont rejoint l’opposition. C’est le cas de l’ancien ministre de l’Économie Ali Babacan, fondateur du Parti de la démocratie et du progrès (Demokrasi ve Atılım Partisi – DEVA), de tendance pro-européenne, et de l’ex-ministre des Affaires étrangères et ancien Premier ministre Ahmet Davutoğlu (2014-2016), qui a créé le Parti du futur (Gelecek Partisi – GP), plus conservateur.
Cette tendance s’incarne aussi dans le Parti démocrate (Demokrat Parti – DP), héritier de l’ancien Premier ministre libéral-conservateur Turgut Özal (1983-1989). Crédités de seulement 1 % à 2 % des suffrages chacun, ces mouvements exercent une certaine influence dans les cercles économiques et intellectuels turcs.
Enfin, il est à noter que le Parti de la félicité (Saadet Partisi – SP), héritier historique de l’islamisme turc, s’est également placé dans l’opposition à Recep Tayyip Erdogan. S’il représente moins de 1 % de l’électorat, il joue un rôle symbolique en venant concurrencer l’AKP sur son propre terrain, celui de l’islam politique.
Ainsi se dessine le visage d’une opposition très hétéroclite, qui rencontre de ce fait de très grandes difficultés à s’unifier pour les échéances électorales. Surmonter cet obstacle, construire un rassemblement de ces forces diverses sur une base d’entente minimale, telle a été la stratégie poursuivie à partir du milieu des années 2010.
Tous contre la fin du régime personnel d’Erdogan
C’est en 2015 que l’opposition turque a réalisé la nécessité de s’unir : en effet, majoritaires au Parlement après les élections de juin, le CHP, le MHP et le HDP échouent alors à former un gouvernement, ce qui mène à la dissolution de l’Assemblée et à l’organisation de nouvelles élections au mois de novembre suivant, l’AKP récupérant à l’occasion sa majorité parlementaire.
Les blocages étaient essentiellement liés à l’incapacité de faire travailler ensemble le MHP nationaliste et le HDP pro-kurde. Mais le président Erdogan lui-même, par l’inflexion qu’il donne à son régime, va ensuite faciliter l’union progressive de l’opposition.
Sa réforme constitutionnelle de 2017, soumise à référendum et qui consacre la présidentialisation du régime, est rejetée conjointement par le CHP et le HDP, qui forment un « front du non ». De son côté, le MHP connaît une scission : alors qu’il se rallie à l’AKP, sous l’impulsion de son dirigeant Devlet Bahçeli, une partie de ses cadres font sécession avec Meral Akşener et fondent le Bon Parti qui, d’emblée, est favorable à l’alliance avec le CHP. Fondamentalement, par son style de plus en plus autoritaire, Recep Tayyip Erdogan favorise un clivage essentiellement lié à sa personne et contribue à unir ses adversaires aux idéologies très diverses.
Par son style de plus en plus autoritaire, Recep Tayyip Erdogan favorise un clivage lié à sa personne et contribue à unir ses adversaires aux idéologies très diverses
Pour les élections générales de 2018, le CHP et le Bon Parti fondent l’Alliance de la nation, une coalition électorale rejointe par le Parti de la félicité et le DP. Malgré leur échec (l’AKP, grâce à son alliance avec le MHP, conserve la majorité parlementaire, et Recep Tayyip Erdogan remporte la présidentielle dès le premier tour), ils se décident à reconduire l’alliance pour le scrutin municipal.
Celui-ci marque le premier succès de l’opposition coalisée : les listes CHP-Bon Parti-Parti de la félicité-DP s’imposent dans les trois principales villes du pays, Istanbul, Ankara et Izmir. Par suite de contestations de l’AKP, une nouvelle élection est organisée à Istanbul, mais la liste de l’Alliance de la nation, menée par Ekrem İmamoğlu, l’emporte avec un score plus élevé encore et, il convient de le noter, avec le soutien discret du HDP.
C’est ce modèle des élections municipales qui sert de base à l’opposition pour préparer les élections de ce printemps. L’Alliance de la nation s’accorde sur le principe d’une coalition parlementaire mais également (fait nouveau par rapport à 2018) sur celui d’un candidat commun à l’élection présidentielle.
Deux autres formations, le Parti de la démocratie et du progrès d’Ali Babacan et le Parti du futur d’Ahmet Davutoğlu, rejoignent l’alliance et leur espace de dialogue prend le nom de « Table des six » (Altılı Masa), en référence aux six partis qui la composent.
Au vu de leurs différences idéologiques marquées, le choix est fait de se focaliser sur une thématique spécifique : la fin du régime présidentiel hypertrophié mis en place par Recep Tayyip Erdogan. Le rejet de cette gouvernance personnelle et la volonté de revenir au système parlementaire sont le ciment de l’union, autour duquel les Six vont tâcher d’élaborer un programme commun.
De nombreux rounds de négociations sont organisés, reposant toujours sur le même principe : dans chaque domaine, les partis cherchent à définir des positions communes, laissant les positions qui divisent à l’écart. De ce fait, le programme qui en résulte repose sur une volonté clairement affirmée de changement constitutionnel, le refus d’un régime de gouvernance personnelle, une réaffirmation des principes démocratiques. Mais en matière d’économie, de politique sociale, de politique étrangère, etc., il se résume à de grands principes généraux qui ne marquent pas une vraie rupture idéologique avec l’AKP.
Le discours global des opposants aura davantage tendance à insister sur les échecs du Président. Ce dernier est ainsi tenu responsable de la crise économique qui sévit depuis 2018. Plus récemment, les terribles séismes qui ont frappé le pays le 6 février dernier ont suscité la polémique : leur très lourd bilan s’explique par une politique laxiste vis-à-vis des promoteurs immobiliers et Recep Tayyip Erdogan est accusé par l’opposition de les avoir laissé construire des logements sans respecter les normes de sécurité les plus élémentaires.
L’affrontement entre le pouvoir et l’opposition porte sur la capacité d’un homme et de son système présidentiel à relever les défis qui se présentent, et non sur la ligne idéologique qui doit guider les politiques publiques.
La fragilité d’une coalition hétérogène
Si l’Alliance de la nation regroupe un large bloc kémaliste, libérale-conservateur et nationaliste, elle ne rassemble pas l’ensemble des forces d’opposition ; au sein de la vaste catégorie des mouvements qui combattent Recep Tayyip Erdogan, certains suivent une stratégie alternative. Menée par le Parti de la victoire (Zafer Partisi – ZP) d’un dissident du Bon Parti, Ümit Özdağ, une coalition de mouvements nationalistes et conservateurs s’est rassemblée autour de la candidature de Sinan Oğan.
L’ancien candidat du CHP à la présidentielle de 2018, Muharrem İnce, avait également fait le choix de se présenter de façon indépendante, mais il a finalement décidé de se retirer trois jours avant le scrutin. Le chef de l’opposition lui a immédiatement tendu la main. L’on peut envisager qu’en cas de second tour opposant Recep Tayyip Erdogan à Kemal Kılıçdaroğlu, le candidat national-conservateur Sinan Oğan penche en faveur du candidat kémaliste, mais ce n’est pas non plus une certitude.
C’est surtout la question du HDP, au poids électoral non négligeable, qui fait débat au sein de la coalition d’opposition. Dans l’idéal, les responsables de l’Alliance de la nation aimeraient obtenir le soutien du parti pro-kurde sans avoir à lui faire aucune concession sur les questions de fond (autonomie culturelle et décentralisation).
C’est ainsi que peut s’expliquer le choix comme candidat commun de Kemal Kılıçdaroğlu, le dirigeant du CHP, moins bien placé dans les sondages que le maire d’Ankara Mansur Yavaş ou que celui d’Istanbul Ekrem İmamoğlu, mais réputé plus ouvert aux mouvements pro-kurdes.
Ce choix a toutefois entraîné une crise ponctuelle laissant craindre une implosion de l’Alliance de la nation. Le 4 mars dernier, à quelques semaines seulement des élections, Meral Akşener, qui soutenait la candidature d’un des maires des deux grandes villes à la présidentielle et qui s’opposait à celle de Kemal Kılıçdaroğlu, a annoncé le retrait du Bon Parti de la Table des six. Après deux jours d’incertitudes, elle est revenue sur sa décision et la présidente du Bon Parti a réintégré la coalition, obtenant pour ce fait que Mansur Yavaş et Ekrem İmamoğlu deviennent vice-présidents en cas de victoire.
Cet incident a certes montré la détermination des mouvements d’opposition à conserver leur unité en vue des scrutins du 14 mai prochain, elle a aussi mis en lumière la fragilité de cette alliance hétéroclite entre kémalistes, nationalistes, libéraux-conservateurs et islamistes, qui peinent à trouver des points de convergence et à s’entendre, notamment sur les relations à avoir avec le HDP qui le 28 avril dernier, a appelé explicitement à voter pour Kemal Kılıçdaroğlu. Ces incertitudes conduisent à s’interroger sur la capacité de l’Alliance de la nation à maintenir, en cas de victoire, une majorité parlementaire cohérente qui permette de tourner réellement la page de l’AKP.
Aurélien Denizeau est docteur en relations internationales et chercheur indépendant spécialisé sur la Turquie.
Cet article est publié en partenariat avec le CERI (Centre de recherches internationales de Sciences Po)
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